À 56 ans, le new-yorkais William Parker, figure majeur du free jazz contemporain, activiste patenté aussi passionné de musiques que de danse, de poésie ou d’arts visuels, membre fondateur du réputé Vision Festival, apparaît comme le plus grand contrebassiste afro-américain apparu depuis feu Charles Mingus. Pour s’en convaincre, passage en revue, tout d’abord, de quelques disques essentiels sortis en 2008 sur lesquels il figure en tant que leader ou actif participant, qui viennent ainsi compléter ceux déjà abordés dans nos colonnes durant l’année dernière. Dans un second temps, lors des prochains mois, nous poursuivrons ce dossier avec une sélection d’albums tirés d’une discographie pléthorique (il figure sur plus de deux cents disques à ce jour), rendant compte de l’importance et du rayonnement de ce musicien incontournable.
William Parker – Double Sunrise Over Neptune (AUM Fidelity/Orkhêstra – 2008)
En 1996, sous l’impulsion de William Parker et de son épouse, la danseuse et chorégraphe Patricia Nicholson, la première édition du Vision Festival de New York posait les bases d’une démarche syncrétique et politique qui n’a cessé depuis de gagner en ampleur et reconnaissance. D’emblée, ce festival promeut une pluralité d’approches artistiques (danse, musique, poésie, peinture sont investies de front) combinée à un engagement sans faille pour la cause Noire, redonnant notamment à la notion de Great Black Music toute sa force originelle. Quelques albums sortis en 2008, enregistrés dans le cadre de ce festival, témoignent de l’effervescence de ce haut lieu du free jazz actuel : Rivers Of Sound Ensemble : News from the Mystic Auricle de Steve Swell, 17 Musicians in Search of a Sound : Darfour de Bill Dixon, Akhnaten Suite de Roy Campbell et Double Sunrise Over Neptune de William Parker, qui s’inscrit avec les deux précédents disques dans le contexte d’une collaboration fructueuse entre le label AUM Fidelity et l’association Arts For Art. C’est une formation très étoffée que l’on retrouve aux côtés du contrebassiste, ce dernier ayant d’ailleurs confié son instrument de prédilection à Shayna Dulberger, pour lui préférer l’usage du doson’ngoni (sorte de luth africain) et de anches doubles, ainsi que la direction des quatorze musiciens. Parmi lesquels figurent pas moins de cinq cuivres (Lewis Barnes, Rob Brown, Bill Cole, Sabir Mateen, Dave Sewelson), trois violonistes (Jason Kao Hwang, Mazz Swift, Jessica Pavone), un violoncelliste (Shiau-Shu Yu), un guitariste (Joe Morris), un joueur de oud (Brahim Frigbane), deux batteurs (Gerald Cleaver, Hamid Drake) et une chanteuse indienne (Sangeeta Bandyopadhyay).
Comme William Parker l’explicite dans les notes du livret, ses trois compositions — plus un bref intermède très dispensable — constituent en définitive une seule et même suite, et sont nées de la quête mystique d’un Son universel. Le musicien, épris de philosophie orientale, considère en effet que si tous les hommes ont la même origine (deux parents incarnant « la Création »), la musique qui émane d’eux, qu’elle soit africaine, asiatique, australienne ou européenne, doit parler à chacun d’eux, voire possède le pouvoir de les réconcilier et de communier avec tous. « Ne tuez pas un autre être humain car vous ne pourrez pas le ramener à la vie. Un jour viendra où un double lever de soleil apparaîtra dans le ciel. On a jusqu’à ce jour pour ne faire qu’un avec la musique », écrit-il. On pourrait trouver un tel propos ésotérique, pour ne pas dire vaseux, s’il ne trouvait en réalité à se formuler d’aussi stupéfiante manière que sur Double Sunrise Over Neptune. Sur cet album, un des tout meilleurs du musicien, les velléités de fusion ethnojazz du contrebassiste trouvent en effet à s’exprimer sur plusieurs niveaux, entre les puissants soulèvements de la masse orchestrale et les greffes d’apartés de plus petits ensembles, les improvisations aux accents parfois chaotiques et le manifeste souci d’écriture, les aspirations tribales et le désir d’universalité. Arc-boutée sur une épine dorsale rythmique quasi hypnotique, la musique développée par la formation procède par couches sonores fondues les unes dans les autres et une complexe spatialisation des interventions de chaque musicien, placés en avant ou déplacés vers l’arrière suivant le cours de l’exposé. Une grande cohésion se dégage de l’album, soutenu par la voix aux trois octaves de Sangeeta Bandyopadhyay, dont le chant vole littéralement au-dessus des compositions, développe des arabesques tout en nuances et sentiments bigarrés, de sorte à parcourir un spectre émotionnel qui oscille de la joie à la tristesse. Les hymnes à la dévotion ainsi chantés participent d’une musique cosmique qui embrasse dans un même mouvement les traditions orientales comme occidentales et donne forme à un kaléidoscope sonore aventureux, voire exemplaire dans sa façon d’unifier sans compromis les musiques du monde.
Hamid Drake & Bindu – Blissful (RogueArt – 2008)
Dans la droite lignée formelle et spirituelle de Double Sunrise Over Neptune, quoique sur un mode plus intimiste, l’orientation musicale de Blissful prend en grande partie racines sur les continents africain et indien, et laisse de fait à penser que l’influence de William Parker (que l’on retrouve à la contrebasse, au guimbri, shenai et doson ngoni) fut déterminante au moment de l’enregistrement du disque de son ami et batteur de prédilection Hamid Drake. Pourtant cet album eut bel et bien un précédent notable, Bindu (2005), première expérience réussie de Drake en tant que leader, accompagné pour l’occasion essentiellement de quatre anches et d’une flutiste (Nicole Mitchell). Sur Blissful, produit par John McEntire, c’est un tout autre personnel qui est convoqué : outre Parker, deux guitaristes (Jeff Parker et Joe Morris, aussi au banjo), un autre bassiste (Josh Abrams, également au guimbri) et une chanteuse (Dee Alexander) allient leur talent respectif pour mettre en musique des poèmes indiens datant du XVIIIème siècle, écrits par Ramprasad.
À partir d’un canevas percussif très élaboré, qui alterne batteries et instruments traditionnels (tabla, bata), des lignes droites et cycliques sont tissées les unes aux autres et constituent une solide armature polyrythmique autour de laquelle les instruments à cordes dialoguent ou communient. « Playful Dance at Soma » est à ce titre un morceau admirable : tandis que Drake mène la cadence en douceur du bout de ses baguettes, plaçant ici ou là quelques accélérations bien senties, les guitares de Joe Morris et Jeff Parker (séparées sur chaque canal) entrelacent leurs phrases microtonales, tandis que les pizzicatos et les interventions à l’archet de William Parker et les ostinatos de Josh Abrams (dissociés également au niveau spatial) entretiennent une pulsation commune proche de la transe. Absent sur ce morceau, le chant de Dee Alexander est comparable lui aussi à un instrument dont les impulsions et inflexions répondent en un corps à corps charnel aux autres musiciens, et semble par moments littéralement rebondir sur les diverses peaux de Drake (« Vision of Ma »). Souvent axé sur des syllabes aigües, volontairement marquées (cf. par exemple la liberté que la chanteuse s’octroie sur « There is Nothing Left But You », un hommage à Alice Coltrane en compagnie des seuls Drake et Parker), sa présence n’est pas sans créer un léger décalage et contribue à produire une musicalité à la fois fluide et heurtée, comme un trait d’union par-delà les continents — géographiques tout autant que musicaux.
William Parker Quartet – Petit Oiseau (AUM Fidelity/Orkhêstra – 2008)
Le quartet de William Parker (avec Hamid Drake à la batterie, Rob Brown au saxophone alto et Lewis Barnes à la trompette) inauguré avec le séminal O’Neal’s Porch en 2000, puis entériné avec le fabuleux Sound Unity (2005), compte assurément parmi les plus passionnants de ces dernières années. Troisième opus de cette formation, Petit Oiseau apparaît sans conteste comme l’album le plus enjoué et groovy (il s’ouvre d’ailleurs avec un “Groove Sweet” emblématique). Parker explicite sa démarche dans le livret du disque : en prise direct avec les battements du coeur, le groove, chaque jour, fait danser la vie. C’est donc assez logiquement que l’on retrouve la contrebasse au centre de toutes les compositions signées Parker, véritable moteur rythmique au son rond et itératif qui génère de brefs motifs mélodiques et impulse une énergie aussi généreuse que communicative, soutenue par la batterie vive et aux aguets d’un Drake au toucher d’une extrême finesse lorsqu’il s’agit de faire miroiter ses cymbales. La combinaison des deux cuivres est soumise elle aussi à d’infinies variations, allant de la pure association de timbres à la dissociation temporaire (le solo empreint d’un lyrisme chaleureux de Brown sur “The Golden Bell”, la fuite en avant de Barnes sur “Four For Tommy”), en passant par des décalages et autres jeux en échos qui, temporisés par une section rythmique capable de toutes les métamorphoses, ne mettent jamais en péril la souveraine harmonie de l’ensemble (cf. les trois dernières minutes du morceau éponyme aux multiples ramifications de tempi).
Souvent comparée à juste titre au quartet d’Ornette Coleman, cette formation — ici plus post-bop que vraiment free jazz — ne saurait toutefois se réduire à un simple décalque actualisé. Petit Oiseau en témoigne s’il le fallait, les sempiternelles préoccupations du contrebassiste trouvent à se reformuler quel que soit le contexte. La quête des racines (les couleurs volontiers panafricaines de “Dust From A Mountain”), le rapport au passé et à l’héritage formel (notamment avec “Malachi’s Mode” qui rend un hommage au contrebassiste Malachi Favor) se nichent dans cette musique audacieuse et lui insufflent une vitalité salutaire.
Frode Gjerstad/William Parker/Hamid Drake – On Reade Street (FMR – 2008)
Passé relativement inaperçu, ce quatrième album du trio free jazz de Frode Gjerstad, enregistré en janvier 2006 à New York, s’avère être un excellent cru. Trois morceaux, en un peu moins d’une heure, des titres — “The Street”, “The Houses”, “The Peoples” — dont la progression indique un recentrement progressif du commun vers le particulier, de l’agitation urbaine à la calme méditation, et une intensité qui ne faiblit pas disent une façon de transit musical. Élément circulatoire déterminant, William Parker influe sur le cours des improvisations avec une virtuosité débarrassée de tout effet d’esbroufe. Notamment sur la seconde plage : avec ou sans archet, il impose un drive souple et vindicatif, pose quelques notes tonales qui ouvrent le champ à la clarinette basse du norvégien, opère des décalages rythmiques sur lesquels se greffent les motifs percussifs de Drake et sait aussi se tenir au fond de la scène au moment opportun. Sur “The Peoples”, alors que la musique baigne dans une atmosphère de plus en plus éthérée et concentrée, là où sur le premier morceau elle tendait plutôt au bouillonnement sans entrave, les pizzicatos lentement déclinés par Parker et les sonorités aigües et suspendues délivrées à l’alto par Gjerstad (qui affectionne rien moins que les phrases sinueuses et épandues, soudainement contrariées, voire brisées) laissent entendre une intériorité enfin conquise. Puis l’album de se refermer sur la pointe des pieds, le tourbillon du monde ramassé vers soi, dans l’attente déjà palpable d’un recommencement.
– D’autres enregistrements parus en 2008 et chroniqués dans nos colonnes :
* Anthony Braxton/Milford Graves/William Parker – Beyond Quantum
* Raoul Björkenheim/William Parker/Hamid Drake – DMG @ The Stone, Volume 2
* By Any Means – Live at Crescendo
* Drake/Gahnold/Parker – The Last Dances
* Tony Malaby – Tamarindo
– Le site de William Parker
– William Parker Quartet – Pitchfork music festival 2007