Le billet hors-piste d’un oeil averti qui en vaut deux.
Depuis quelques années le western connaît un regain d’intérêt, certes timide mais suffisamment persistant pour dessiner les contours d’une tendance. Los Tres entierros de Melquiades Estrada (Tommy Lee Jones, 2005), The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford (Andrew Dominik, 2007), 3:10 to Yuma (James Mangol, 2008), Appaloosa (Ed Harris, 2008) et, dans une moindre mesure, No Country for Old Men (Joel et Ethan Coen, 2008) et There Will Be Blood (Paul Thomas Anderson, 2008) comptent ainsi parmi les exemples — plus ou moins convaincants — de films récents qui revisitent un genre cinématographique tombé en désuétude, tantôt sur le mode nostalgique d’un sobre classicisme, tantôt à l’aune d’une approche ouvertement crépusculaire. Si tous ces néo-westerns ont fait l’objet d’une distribution hexagonale, tel n’est pas le cas, en revanche, de The Proposition, le troisième long-métrage de l’Australien John Hillcoat sorti officiellement sur les écrans en 2005 — soit quinze ans après le déjà très réussi Ghosts of the Civil Dead (1990). Regrettable omission au regard d’une oeuvre passionnante et singulière, synthèse accomplie d’un genre conjugué au présent et dans lequel infuse sans étalage un passé mythique, peut-être la plus fameuse réussite vue sur un écran depuis Dead Man de Jim Jarmush (1995) — dont les aspirations morbides et mélancoliques caractérisent d’ailleurs le western moderne par excellence.
Ne serait-ce que sur le papier, The Proposition présente au moins deux particularités qui me paraissent importantes pour l’appréhender.
Tout d’abord, le scénario a été écrit par une figure consacrée du rock, Nick Cave, qui a résidé en Australie jusqu’à l’âge de 20 ans et a officié comme acteur dans le précédent film de John Hillcoat (To Have and to Hold, 1996). Le musicien, par ailleurs écrivain, s’essayait pour la première fois à cet exercice périlleux de l’écriture filmique, et le résultat en est d’autant plus remarquable. Le récit respecte en effet les règles d’une narration totalement maîtrisée qui irrigue une intrigue claire comme de l’eau de roche. Une scène inaugurale d’exposition, qui fait suite à une fulgurante ouverture (une fusillade étouffante, d’une rare violence), permet ainsi au spectateur de saisir d’emblée les enjeux dramatiques du film : fait prisonnier avec son jeune frère Mickey (Richard Wilson), Charlie Burns (Guy Pearce) se voit proposer par le capitaine Stanley (Ray Winstone) de retrouver et tuer son frère aîné, le maléfique Arthur (Danny Huston), responsable d’avoir massacré avec sa bande de malfrats sanguinaires une famille entière (dont une femme enceinte, violée puis sacrifiée). Ce dernier a neuf jours pour s’exécuter, délai imparti dont l’échéance correspond précisément au jour de Noël. Comme monnaie d’échange, le capitaine maintiendra derrière les barreaux d’une cellule miteuse son frère cadet, qui sera aussitôt délivré une fois la mission accomplie. En somme, un bien pour un mal.
Quand on connaît les chansons et les écrits de Nick Cave, notamment Et l’âne vit l’ange (Serpent à plumes), on ne peut être surpris de déceler sous ce canevas scénaristique de nombreuses références à la Bible : les trois frères, s’ils personnalisent le Bien, le Mal et l’Innocence, évoquent également Abel, Caïn et Seth ; le délai de neuf jours correspond à un chiffre symbolique qui annonce à la fois une fin et un recommencement ; Charlie Burns se fait empaler par une lance venue des cieux comme le Christ fut touché au flanc par le centurion Longin ; en martyr, Mickey souffre sur une croix exposée à la vue de la foule… Au-delà, le récit oppose des personnages principaux particulièrement ambigus et fangeux, tourmentés par des évènements et des situations imprévus, voire glauques, qui font d’eux des victimes mutiques, acculées au pire par un destin et un contexte qui les dépassent. La parfaite lisibilité de l’histoire confine ainsi à cette fascinante obscurité qu’affectionne depuis toujours Nick Cave. Une profondeur insondable chevillée aux corps de personnages poisseux de laquelle surgissent, telles des pulsions incontrôlables, des trouées de pure sauvagerie autodestructrice et de violence froide.
Ensuite, seconde particularité notable, l’action de ce western métaphysique se déroule non pas dans le grand Ouest américain, comme on pourrait s’y attendre, mais en plein coeur de l’outback australien. Palpable, la chaleur qui se dégage de ce lieu infini et primitif, inondé par un soleil de plomb, semble alourdir des corps fatigués de vivre. Ce climat particulièrement pesant transforme les personnages en présences damnées, suintant la sueur et la crasse. Des morts-encore-vivants poursuivis par des nuées de mouches, cadavres en devenir bientôt absorbées par une dame nature matricielle (très beau plan ou Mickey est enterré méticuleusement sous des cailloux qui viennent border son visage angélique).
Cette détériorisation géographique, si elle évince un paysage désertique au profit d’un autre, tout aussi aride et plastiquement assez proche, implique également un contexte historique foisonnant : situé aux alentours des années 1880, The Proposition met en présence des colonisateurs britanniques et une population d’aborigènes qu’ils ont pour mission de civiliser (ouvertement, le capitaine le signifie lorsqu’il fait sa fameuse «proposition» à Charlie Burns). Là encore, le travail de scénariste de Nick Cave évite tout manichéisme facile, pointant un racisme partagé, presque viscéral, peu soucieux de choisir son camp. Le « sauvage » n’est ni bon ni mauvais, habite tout un chacun, les aborigènes exploités tout autant que les colons éduqués (cf. la scène où Mickey est fouetté sur la place publique pour satisfaire la volonté générale des habitants assoiffés de vengeance et de sang). On le sait au moins depuis Salo de Pasolini, l’instruction et le savoir ne garantissent nullement des pires exactions et d’une inhumanité triomphante, à l’instar de celles dont témoignent le résonné et pourtant bestial Arthur Burns ou encore le chasseur de prime Jellon Lamble (John Hurt), qui cite Charles Darwin et George Borrow mais n’hésite pas à recourir à l’arme blanche et violenter les adversaires qu’il rencontre afin d’arriver à ses sinistres fins.
Avec The Proposition, John Hillcoat prend acte de l’âpre beauté d’un monde en perdition, rayonnant au dehors mais ravagé de l’intérieur, où palpite une animalité consubstantielle qui déborde sans cesse le cadre, jamais trop grand pour en circonscrire les diverses manifestations monstrueuses. Plutôt que d’opter pour une mise en scène boursouflée aux effets post-modernes marqués, le réalisateur compose des plans épurés d’une extrême précision et fixe dans la durée, avec un réalisme prégnant (le film regorge de détails d’ordre documentaire), une vision du monde désenchantée qui peut à tout moment déboucher, soit sur de splendides tableaux contemplatifs et silencieux, soit sur un abîme horrible et cauchemardesque.
Outre-Atlantique, où le film est sorti en 2006, The Proposition a été comparé par certains critiques aux romans de Joseph Conrad (ce voyage vers des ténèbres hantées par un personnage magnanime évoque lointainement celui d’Apocalypse Now) et au cinéma panthéiste de Terrence Malick (le rapport chimérique et ambivalent entre l’homme et la nature). On pourrait rajouter à ce lot de références déjà conséquent la plume de Cormac McCarthy — choix d’autant plus justifié, me semble t-il, que John Hillcoat s’est récemment attelé à une adaptation de The Road (à sortir en décembre). Le cinéma du réalisateur australien épouse en effet la même simplicité et concision formelles que celle du grand écrivain américain, du moins en apparence. Mais il en appelle aussi à un goût certain pour l’étrangeté, les passages suspendus (le film donne parfois l’impression de s’immobiliser comme chez Monte Hellman, voire de se retourner sur lui-même, sentiment renforcé par le recours récurent à un montage parallèle qui fait se succéder plusieurs temporalités) et une noirceur radicale contrebalancée par des éclats de lumière.
Le cinéma crépusculaire de Sam Peckinpah peut aussi être convoqué. Et pas seulement en raison d’un massacre inaugural et final qui rappellent ceux de The Wild Bunch (1969) ou de la relation fraternelle d’amour/haine qui évoque celle de Pat Garrett & Billy the Kid (1973). Si, on l’aura compris, la mise en scène de John Hillcoat évolue aux antipodes de celle, éclatée et proliférante, du réalisateur de Bring Me the Head of Alfredo Garcia (1975), elle témoigne toutefois d’une violence tout aussi spectaculaire, filmée frontalement, sans explication. Une violence saisie comme une forme de l’insaisissable, pure dépense d’énergie chaotique signifiant l’absolue supériorité du Mal sur la raison et le vivant. De même, on ne trouve pas de héros à proprement parler dans The Proposition : juste des hommes et une femme (l’épouse du capitaine, Martha Stanley, jouée par Emily Watson) qui se débattent dans un monde trop grand pour eux (cf. les plans où les personnages sont perdus dans l’immensité environnante de l’outback). Un monde qu’ils feignent de vouloir plier à leur échelle tout en prenant progressivement conscience qu’ils ne creusent rien d’autre, en réalité, que leur propre tombe. À l’image du plus jeune frère incarcéré, c’est l’ensemble des personnages qui sont condamnés à errer comme des âmes en peine dans une prison à ciel ouvert à la recherche d’une vérité qui, littéralement, n’a pas lieu d’être.
Hyper-référencé, The Proposition n’accuse pourtant pas les limites d’un film qui n’existerait que dans l’ombre d’autres plus prestigieux, figures de proue indépassables d’une modernité révolue. Les références en question nourrissent à ce point chaque scène et le propos du cinéaste qu’elles ne nécessitent plus d’être pointées ostensiblement. Elles circulent dans le plan comme le sang dans les veines. Elles travaillent l’envers du plan plutôt que sa surface, redonnant au regard posé sur une terre de cinéma déjà foulée, non pas la fraîcheur d’une première fois, mais la maturité d’un éternel recommencement. Cette façon de regarder (de biais) autorise des césures vertigineuses nichées entre deux images, soudaines irruptions d’un plan aveugle comme si l’histoire ne pouvait se répéter de manière totalement raccord, laissait des cicatrices, voire des morts. Je pense notamment à cette scène stupéfiante où Jellon Lamble prend soudainement une balle dans le ventre en provenance d’un hors champ à peine audible. On l’observe alors s’asseoir doucement après l’impact et, face à la caméra, très calme, demeurer un temps perdu dans ses pensées, puis citer quelques vers de George Borrow tandis que peu à peu le bas de sa chemise laisse transparaître une tache de sang qui diffuse à travers l’étendue du tissu. L’enfer n’est pas simplement ce vers quoi tendent les personnages à l’intérieur du plan, il peut à tout moment surgir de ses bords et emporter les corps (de cinéma) qui gesticulent en son sein. Nul échappatoire à l’orée du visible, partout le souffle d’une mort rejouée, qui n’est autre, au fond, que l’aboutissement d’une vie trop vite brûlée.
Pour terminer, quelques lignes sur la musique. Cette dernière, sans grande surprise, est signée par Nick Cave, accompagné de son complice et violoniste des Dirty Three, Warren Ellis. On ne s’étonnera pas qu’elle colle parfaitement aux scènes pensées par le musicien, qui a d’ailleurs sans doute composé la BO de The Proposition à mesure qu’il avançait dans l’écriture du scénario. Les thèmes principaux, “The Proposition” et “The Rider”, déclinés chacun en trois versions, mettent l’accent sur le violon et accompagnent notamment les chevauchées de Charlie Burns ou des plans annonciateurs d’un épilogue tragique. Conçue à la manière d’une hantise (arpèges de guitare répétitifs, nappes synthétiques, brèves apparitions du violon, bourdonnement environnant singeant le bruit des mouches), la musique et le chant de Cave semblent par ailleurs véritablement émaner des paysages désertiques, en inquiéter le moindre recoin. Plus qu’une ambiance lancinante, troublée par des embardées de guitare électrique (lorsque Arthur Burns s’enfuit), la musique participe de cette lente déréliction et beauté sauvage figurées à l’écran, de ce deuil immémorial auquel semblent résolus les hommes ici-bas.
– À voir :
The Proposition, de John Hillcoat, 2005, Australie, 104 minutes.
Une version DVD, zone 2, en VO sous-titrée en français, sortie aux Pays-Bas, est disponible sur le Net ; par ailleurs la sortie du film sur les écrans hexagonaux est prévue pour le 16 décembre.
– À écouter :
Nick Cave and Warren Ellis – The Proposition, original soundtrack (Mute, 2005)
– Le trailer de The Proposition :