Difficile à suivre. L’homme se cache derrière un alter ego princier, multiplie les projets discographiques, les tournées et les casquettes (on l’a vu récemment jouer un des rôles principaux dans Old Joy de Kelly Reichard). Il nous perd tout autant qu’il se perd, parfois, générant à son endroit un intérêt vacillant, mais jamais totalement distant. Dans cette oeuvre, déjà considérable, le bon et le moins bon, le mineur et le majeur alternent comme le jour et la nuit ou les saisons. Peut-être même plus : l’un n’est pas concevable sans l’autre, de l’un se nourrit l’autre, et inversement. Aux antipodes d’un plan de carrière irréprochable où serait gommée la moindre trace d’imperfection, le cheminement de Will Oldham ne se conçoit pas autrement qu’au gré de la marée de son inspiration, dans un va-et-vient qualitatif incessant, avec ses hauts et bas, ses accrocs et raccrocs, ses reprises et détours. Tout prendre, ne rien jeter : ainsi va la vie, et la musique.
Depuis The Letting Go (2006), Bonnie ‘Prince’ Billy semble ne plus se contenter de ronger l’os d’une folk chétive ou d’une country alternative bringuebalante, creusant incessamment le même sillon lo-fi comme pour revenir à la source d’une musique primitive et ancestrale libérée de tous ses poncifs, toucher son centre névralgique et en rejouer l’origine dans sa propre mise à nu. À présent, sa prolixité naturelle, le musicien l’investit au contraire dans l’habillage et la couture : il s’agit pour lui, littéralement, d’établir le patron — tout autant la figure de proue que le modèle formel conduits à faire date. Mieux rapiécés, plus arrangés, plus métissés aussi, ses disques sont l’objet d’une lente mutation, jouée dans le dos d’un académisme bon teint. Après avoir épuré jusqu’à plus soif de silence son art, Will Oldham a entamé de le repeupler, y compris de fantômes. Sur son dernier album, Beware, le squelette de la country se voit habillé d’un costard plutôt que de guenilles, et s’invente une nouvelle vie. Avec en fond, pour leitmotiv, moins la quête obsessionnelle d’un passé dont il faudrait se repentir (la complainte du « c’était mieux avant » de l’école revival) que celle, délicieusement inactuelle, d’un horizon plein d’ombres et de contradictions (le chant de l’artisan jamais rassasié qui ne cesse de refaire son travail pour mieux le défaire, pour mieux le refaire, etc.).
Tel nous apparaît aujourd’hui Beware : comme l’album charpenté et opulent d’un songwriter parvenu à tout et revenu de rien. Pas celui d’un célèbre couturier qui aurait pignon sur rue et paraderait sur les podiums, mais bien celui d’un homme parmi les hommes qui tisse son oeuvre à mesure qu’il en tire les fils plus ou moins solides et en épaissit la trame à l’aune de sa solide expérience de musicien. Beware, donc, un titre qui sonne comme une mise en garde espiègle de grandeur trop grande pour soi, ici plus sûrement feinte que portée en bandoulière. Malgré les quatorze musiciens recensés sur cet opus — dont certains sont issus de la scène jazz avant-gardiste de Chicago (Rob Mazurek au cornet, Nicole Mitchell à la flûte) –, une production bien troussée et des arrangements variés, ce nouvel album n’accuse pas le faste des soirées mondaines. Le plaisir de jouer y est palpable, le songwriting assuré, mais tout cela sonne aux antipodes d’une oeuvre emphatique ou routinière, bel ouvrage un brin paresseux marqué au sceau de la seule honnêteté artistique. Chez Oldham pareil geste d’ouverture, voire d’éclectisme, appelle aussitôt un contre-pied, une manière de rôder près des frontières, une envie de sortir de l’ombre mais seulement qu’à moitié, comme semble le signifier la magnifique pochette crayonnée en noir et blanc du disque.
S’il nous semble de fait pleinement justifié ici de parler d’accomplissement lumineux, c’est parce que cet album condense plusieurs facettes du musicien (y compris celle sombre et dépouillée aperçue sur « There Is Something I Have To say ») en privilégiant la lumière à la turbulence des fonds. Plus exactement, une fausse sérénité se dévoile par-delà l’abondance joyeuse des formes sur Beware — en ce sens plus ambigu et retors que le précédent Lie Down In The Light (2008), dont il constitue le prolongement parfait. Le rire fuse sous l’excès qui, lorsqu’il pointe au détour d’un morceau, vire presque au kitsch (les notes de xylophone sur « You Can’t Hurt Me Now ») ou au mauvais goût (les choeurs féminins et le saxophone associés sur « My Life’s Work »), sans toutefois vraiment leur céder du terrain. Et c’est précisément là que Will Oldham brille, quand il laisse filer ses morceaux à la bordure d’une tradition folklorique dévoyée, faite entièrement sienne, quand le son de Nashville se pare de marimba, d’une flûte et d’un accordéon pour se donner de l’air (plutôt que des grands airs), quand la country frivole s’expose à un point de vue grinçant sur le couple (« I Am Goodbye »), quand l’humour se cultive en somme sur le mode d’une tension irrésolue. Quand le songwriter est là où on ne l’attend pas, mais où on l’entend peut-être mieux encore.
– La page MySpace de Bonnie ‘Prince’ Billy
– Le site de Domino