Un panorama contemporain et non exhaustif de quelques brillants élèves et maîtres à jouer de la guitare acoustique.
Depuis plusieurs années, Pinkushion rend régulièrement compte des enregistrements de guitaristes pour qui John Fahey et Davy Graham ne représentent pas seulement des noms à honorer, mais aussi des oeuvres à écouter, méditer, questionner, prolonger, dévoyer. Alors que cette scène internationale n’en finit pas d’agrandir ses frontières et de voir fleurir chaque jour de nouveaux talents, il nous paraissait opportun de dresser un vaste panorama de ses principaux représentants. Soit une quinzaine de musiciens dont nous nous attacherons ici à chroniquer les sorties récentes. Si, à un moment donné, la tentation de circonscrire en détail chacune de ces discographies nous a chatouillé l’esprit, nous avons préféré au final nous focaliser sur un seul album — pas forcément le meilleur, ni même le plus emblématique, juste celui participant d’une certaine actualité, du bruit du monde hic et nunc. Un choix guidé, aussi, par le fait que les disques abordés sont tous, peu ou prou, le reflet d’une esthétique en devenir ou en train de s’épanouir qui met en jeu sa propre cohérence, sinon continuité, et dont chacune des manifestations offre suffisamment de pistes et d’éclats pour faire rayonner chaque oeuvre en son entier. Des albums pour la plupart d’obédience spirituelle, qui ont ceci en commun que le temps semble ne pas avoir de prise sur eux : d’aujourd’hui ou d’hier, ils résonnent dans l’ordre des choses, mais un ordre plié, fécondé par la pensée et l’imagination de musiciens soucieux de mettre en branle l’idée même de temporalité et de modernité. L’ensemble des textes que nous vous proposons ici, scindé en quatre parties, n’a d’autre prétention que d’offrir à la curiosité du lecteur une introduction éclairée sur une communauté d’artistes souvent méconnus et pourtant essentiels, des guitaristes d’aujourd’hui désireux de faire valser les passerelles stylistiques, de convoquer les fantômes du passé, comme de se défaire des chimères du futur. Avec une insatiable soif d’inventivité et une liberté sans condition.
James Blackshaw – The Glass Bead Game (Young God/Differ-ant – 2009)
Rien de plus légitime que d’entamer cette série de chroniques en consacrant quelques lignes au nouvel album d’un des représentants majors de la scène post-Bert Jansch et John Fahey. D’autant que tout porte à croire qu’avec ce septième disque le guitariste londonien ouvre une nouvelle brèche dans sa discographie. À tout le moins y fait-il montre, sans infléchir son art, d’un potentiel à se réinventer dans la continuité. The Glass Bead Game initie en effet sa collaboration avec Michael Gira — le leader des Angels of Light et patron du label Young God (Akron/Family, Fire On Fire) — et, par rapport à ses précédents opus signés sur Tompkins Square, atteste d’une évolution notable : les accents néoclassiques entraperçus sur Litany of Echoes (2008) trouvent ici à s’affirmer avec davantage de conviction.
La magnifique entrée en matière, “Cross”, pose ainsi les bases formelles d’une musicalité élégiaque, en inscrivant l’album dans un ample mouvement d’émotions et de références (dont Terry Riley et Philip Glass), de cordes et de choeurs (la voix fantomatique de Lavinia Blackwall) qui communiquent une ampleur et un élan proprement aérien à l’univers hypnotique et spectral du guitariste. Ce dernier se fend par ailleurs de deux morceaux (sur cinq) joués au piano, un instrument déjà entendu sur son précédent disque, mais qui acquiert cette fois-ci une fonction bien plus structurante et déterminante que précédemment, voire une qualité purement lyrique comme sur le bouleversant “Fix” où les limites du musicien sont palliées en grande partie par une sensibilité qui affleure de chaque touche. Sur les stupéfiantes dix-huit minutes du dernier morceau, “Arc”, Blackshaw adopte au piano une technique de jeu plus singulière, transposée du fingerpicking : il enchaîne alors les notes avec rapidité de sorte à établir un continuum de sonorités enveloppantes. Prend ainsi naissance une véritable cascade de glissandi, amplifiée par le recours à une pédale d’effets et au re-recording qui lui permettent de superposer sous forme de boucles des aplats de sons (chant, piano, violons, violoncelle joués par des membres de Current 93), selon un procédé complexe de maillage où fond et surface, mélodie et harmonie tendent à se confondre. Ce flux torrentiel et ininterrompu de notes, qu’il procède du piano ou de la guitare, vise à une saisie sensible de l’infini, James Blakchaw nous donnant le sentiment, lors de purs moments de grâce, d’être ni plus ni moins au coeur d’une musique palpitante, étendue à perte de vue. S’il n’est pas exempt de faiblesses (les deux titres où la douze-cordes joue un rôle central manquent presque d’envergure comparés aux autres, le jeu au piano gagnerait à dissiper certains clichés romantiques), The Glass Bead Game se donne comme une belle promesse pour l’avenir et montre que James Blackshaw voit un petit plus loin que le seul bout de sa guitare, aussi grande soit-elle. FF
– La page MySpace de James Blackshaw
– En écoute : « Cross »
Peter Walker – Long Lost Tapes 1970 (Tompkins Square/Orkhêstra – 2009)
Parmi les références musicales de James Blackshaw, le vétéran Peter Walker figure aux avant-postes — il fut d’ailleurs un des premiers à lui rendre hommage sur A Raga For Peter Walker. Ce contemporain de John Fahey et Robbie Basho n’a pourtant enregistré que quatre disques à ce jour. Mais notons tout de même cette particularité essentielle : la sortie des récents Spanish Guitars (2007) et Echo of My Soul (2008) est survenue plus de 40 ans après celle de Rainy Day Raga (1967) et Second Poem to Karmela, or Gypsies Are Important en (1969), un laps de temps propice à l’oubli qui explique probablement que ce grand maître, sans aucun doute un des plus importants guitaristes vivants, demeure pour beaucoup d’auditeurs un illustre inconnu.
Long Lost Tapes 1970, comme son titre l’indique, procède de la vaste et inespérée réhabilitation du musicien (âgé de 72 ans), inaugurée il y a deux ans sous la houlette de Ben Chasny. Enregistré en deux jours dans la célèbre Levon Helm’s House, repaire de toutes les expériences psychédéliques de la fin des années 1960, ce disque que l’on croyait perdu à jamais comprend les ultimes morceaux du guitariste couchés sur bandes avant sa longue éclipse, et documente par la même occasion l’âge d’Or des « productions Woodstock ». Cinq musiciens américains et indiens emblématiques de cette période évoluent d’ailleurs aux côtés de Peter Walker : Maruga Booker aux percussions, Perry Robinson à la clarinette, Badal Roy aux tablas, Mark Whitecage à la flûte et au saxophone alto, Rishi à la basse. À la guitare acoustique mais également, plus rare, électrique, Walker déploie un picking déjà virtuose et rugueux, chaque arpège inscrivant sa course dans une temporalité ouverte qui semble postuler à une série d’instants distincts. Une succession de phrases investissant tout l’espace requis à leur mouvement irradiant, dont la réitération dessine une mosaïque sonore éclatée, participant parfois d’un état de conscience proche de la transe (comme sur l’enlevé “City Pulse”), renforcé par la présence hypnotique des éléments percussifs ou du bourdonnement de la basse (“Camel Ride”). Autre particularité : se fait entendre sur “102nd Psalm” le chant grave et psalmodique du guitariste, dont l’inspiration vocale évoque Lakshmi Shankar. À la croisée du blues, du folk et du raga, la musique de Peter Walker se veut ainsi un lieu de déambulation psychédélique, d’expérimentation et de méditation, la quête béate (cf. la pochette du disque) mais rigoureuse du son de l’âme. Elle n’a cessé depuis d’agrandir sa portée et son horizon, notamment en se nourrissant à la source vivifiante du flamenco. FF
– Le site de Tompkins Square
– En écoute : « City Pulse »
Paul Metzger – Canticle of Ignat/All Glass (Archive Recordings – 2008)
À l’instar de Peter Walker, Paul Metzger fait figure de vétéran de cette nouvelle scène du fingerpicking (aucun âge mentionné en quelque endroit, mais notre homme doit avoisiner les 50 ans), cela bien que ces premiers enregistrements officiels en solo datent de 2005. Suite à un mémorable Deliverance (2007) et l’excellent Gedanken Splitter (uniquement sorti en import sous le format LP), il nous gratifie d’un Canticle of Ignat/All Glass — édité en tirage limité à 500 exemplaires — tout aussi remarquable. Enregistré dans l’intimité d’une librairie de Philadelphie (le Big jar book store), cet album est le précieux fruit d’une improvisation en deux mouvements : un premier morceau joué sur une guitare acoustique, puis le suivant au banjo, instruments de prédilection tous deux modifiés, déterminent de singuliers territoires, pouvant friser l’abstraction. À plusieurs reprises, le musicien a recours à un jeu percussif, que ce soit à l’aide des cordes, du corps de son instrument amplifié ou d’une cymbale, telle que celle retentissant dès les premières secondes. Par ailleurs, si la guitare inaugurale laisse percevoir des accents de sitar, le banjo s’apparente par moments à un violoncelle. Aussi, on aura compris que chez Metzger l’instrument est un monde en soi qu’il s’agit d’arpenter en long, en large et en travers, jusque dans ses moindres recoins afin de donner à entendre ses multiples potentialités cachées. Il demeure un chantier ouvert à l’imprévu, terreau de figures d’arpèges fascinantes d’où perce la beauté de l’inconnu. Rien n’est donné, tout reste à découvrir, et la découverte se joue précisément à l’instant où le musicien, littéralement, se donne. Plus qu’une technique, le picking compose dès lors la matrice d’une infinie variété de formes. Il constitue également un héritage (celui de John Fahey et Nikhil Banerjee), mais moins à endosser comme une vieille guenille qu’à brûler dans le feu du présent pour le faire renaître de ses cendres. Guitare et banjo résonnent, dialoguent, s’apaisent, s’emportent, battent au rythme des assauts de quelques phalanges bien décidés à en découdre avec l’idée de passéisme et de performance, éclipsée au profit d’un démaillage méditatif de musiques (raga, folk apalachien, flamenco, jazz, psyché) qui confine à la pure jubilation. FF
– La page MySpace de Paul Metzger
– Son site
– En écoute : « Canticle of Ignat »
Jozef Van Wissem – A Priori (Incunabulum/Orkhêstra – 2009)
Histoire de déroger à notre propre intitulé, Jozef Van Wissem ne joue point de la guitare acoustique, mais du luth, instrument médiéval qui, on nous l’accordera, n’est pas sans tenir d’un lointain cousinage avec cette dernière. Et le moins que l’on puisse dire c’est que le Néerlandais établi à Brooklyn redonne depuis quelques années (et cinq albums) un sacré coup de jeune à cet instrument à cordes pincées. Notamment en conjuguant un répertoire typiquement Renaissant à un contexte électronique ou concret (bruits de foule sur un album enregistré avec Tetuzi Akiyama, Hymn For A Fallen Angel) et des techniques modernes (cut-up, improvisation, field-recording). Mais rien de tout cela avec cet A Priori, disque sur lequel le musicien apparaît dans son plus simple appareil et joue des compositions relevant d’une sorte de baroque moderne, minimalistes et épurées à l’extrême, sans accompagnements ni effets sonores surajoutés. Atemporelle et austère, cette musique qui dialogue avec le silence progresse selon une cadence inflexible, Van Wissem égrenant un chapelet de notes répétitives et évasives, seulement perturbées par quelques modifications harmoniques et changements de tonalités (le luth sonne parfois à l’instar d’une steel guitare). Les sept morceaux de A Priori doivent s’entendre comme tel, littéralement, c’est-à-dire comme la partie d’un tout qui la déborde, un fragment sans début ni fin, une histoire précédée d’un avant et suivie d’un après restés hors-champ. À l’instar de James Blackshaw, la quête musicale de l’infini est le noeud des préoccupations du Néerlandais, mais sa démarche s’avère plus radicale et ses enjeux non des moindres : à travers cet ascétisme musical et la forme palindromique de ses compositions, le luthiste questionne une temporalité réversible où le présent (celui de l’écoute) s’éternise et le passé s’actualise sans cesse. Et le musicien d’être, au fil du temps, un humble passeur. FF
– La page MySpace de Jozef Van Wissem
– Son site
– Le site de Orkhêstra
– En écoute : « Thelema »
Brethren Of The Free Spirit – The Wolf Also Shall with the Lamb (Important – 2009)
Brethren Of The Free Spirit est le nom du duo qui réunit le guitariste britannique James Blackshaw et le luthiste néerlandais Jozef Van Wissem, soit un croisement assez naturel entre les aspirations mélodiques du premier et la rigueur métrique du second. Certains laudateurs de la première heure de Blackshaw (comprendre avant la parution de Litany of Echoes) retrouveront avec ce deuxième disque du duo un peu de l’austérité qu’ils regrettent à présent ne plus percevoir chez le guitariste. De toute évidence, le caractère solennel, sinon sacré de ces quatre pièces a de quoi intimider, et souligne combien ces deux musiciens sont préoccupés d’inscrire leur démarche dans une filiation moderne, dépourvue du moindre consensus. La longue introduction “The Sun Tears Itself From the Heavens and Comes Crashing Down Upon the Multitude” (déjà tout un programme !) pourrait d’ailleurs presque être extraite de l’album de Wissem qui nous a occupés plus haut, sauf que c’est Blackshaw que l’on retrouve à la douze-cordes, creusant dans le silence des points de suspension, un jeu itératif et déconstruit qui rappelle celui de Derek Bailey, alors que le luthiste, en observateur patient, se livre ici et là à quelques ponctuations discrètes. Sur les autres morceaux, le jeu des deux musiciens épouse des variations concomitantes guidées par des mélodies limpides et étirées, bien que leur cohésion instrumentale repose moins sur le parallélisme ou la symétrie de leurs interventions que l’établissement de climats acoustiques éthérés, à cheval entre la folk tradionnelle et la musique baroque. Une impression tenace d’étrangeté se dégage peu à peu de l’écoute attentive du disque, comme si les deux musiciens convoquaient un temps révolu, presque fantomatique, nappé d’un léger voile transparent mais dont la profonde résonance demeure éternelle. FF
– La page MySpace de Brethren Of The Free Spirit
– En écoute : « Into the Dust of the Earth »