Le nouveau Eels ? La suite logique des précédents. Une sacrée bonne nouvelle, en somme.


Du loup au chien, il y eut quelques siècles de mutations génétiques et la main de l’homme. D’un « Dog Faced Boy » à un « Hombre Lobo », il y eut quelques soupières de gravier avalées et la main de E. Les espèces ont de sérieuses divergences, notamment d’ordre comportemental, mais encore plus de points communs, surtout physiques et physiologiques. Pour arriver du chien au loup sans plier, il faut pour cela ne sélectionner que des bêtes à concours, des “Prizefighter”s. Et E. en est incontestablement une, bête à concours. Après être passé par la case monstre de foire avec un Beautiful Freak sans complexe, juste bardé de sérieux problèmes de sociabilisation. La carrière de Mark E. Everett, exemplaire d’intégrité, est un livre ouvert sur la théorie de l’évolution. On a pu ainsi voir un rockeur, qui avait du mal à sortir de son ornière, exploser brutalement sur la foi d’un titre et d’un album, pour la première fois élaboré en groupe. De là, tous les scénarios possibles, et dramatiquement classiques, d’où se dessinait, comme souvent dans ces cas là, l’échec en ligne de mire.
Tout faux, E. s’est adapté à son univers, lui a d’abord offert ses failles les plus intimes — Electro-shock Blues (1998) –, lui a ouvert ses albums de photo — Daisies Of The Galaxy (1999) –, puis a fini par y puiser son énergie pour élaborer une matière classique mais hermétique. A partir de Souljacker (2001), la musique de Eels donne l’impression de s’être fossilisée dans un mélange équilibré entre rock sudiste de poche et folk de marionnettiste. Ainsi, au fil du temps, et jusqu’à ce Hombre Lobo, tous les disques de Eels se ressemblent. A vrai dire, il sont la lignée même d’un style unique. L’évolution a ceci de terrible qu’elle sélectionne les êtres les plus résistants. E. fait la même chose, il produit plus que de raison et finit par trier pour ne laisser vivre que les pièces les plus robustes. En résultent des disques sans faille, sans vraie faiblesse. Rarement exceptionnels — quoique, Blinking Lights And Other Revelations est un sacré morceau –, ils sont toujours sur pied, inusables, insensibles à la patine du temps. Pour mesurer ce travail, il faut écouter Useless Trinkets, le recueil de B-sides paru en 2007, formidable collection de vestiges d’un travail acharné, comme si un maître de l’artisanat du bois offrait calibres et copeaux.

Logique, au stade du septième album, d’arriver au niveau de maîtrise de la pop-song parfaite. Qu’elle soit rudoyée par des guitares avides de sang ou au contraire qu’elle soit portée par du nylon, la musique de E. est un éternel ravissement pour l’oreille. Pas besoin de creuser bien loin pour accrocher à la musique de Eels. Une idée mélodique, un riff de guitare, parfois quelques arpèges, une rythmique généralement décoiffante, cela suffit à élaborer un menu tout ce qu’il y a de plus digeste. Le petit plus de E., c’est cet acharnement à raboter, tailler, poncer, affiner, pour atteindre un niveau de perfection quasi absolue — toute proportion gardée.
Mais attention, cet art de la fabrique n’a rien de la recette. E. est un penseur, un artisan, un créateur. Le vide n’existe pas dans ses disques, il ne parle jamais pour ne rien dire. Il y a toujours cette idée de descendance entre les albums. Toujours ces démons à abattre, ces comptes personnels à régler, cet incessant ressac de questions sur l’enfance idéale. Mark E. Everett est un artiste en thérapie permanente, cette dernière passant exclusivement par sa musique. Au point que ses chansons sont souvent poignantes. “My Timing is off”, “All the Beautiful Things” ou “That Look You Give that Guy” sont de vibrantes confessions, à la frontière du déchirement. Il est d’ailleurs admirable d’arriver à maintenir un tel niveau de fragilité et de finesse plus de 15 ans après ses débuts. Il ne doit sa capacité qu’à son extrême franchise : avec lui-même d’abord, en acceptant d’arrêter le jour où son inspiration se tarirait, et avec son public, par voie de conséquence.
Car le personnage de E. est naturellement une carapace. Sa barbe, un masque. Et ses morceaux les plus ouvertement rock, des fumigènes — et parfois même des lacrymos tellement ils sont efficaces. Le public ne retient d’ailleurs de Eels que les singles à grosses guitares. Ce qu’il conduit toujours aussi admirablement. “Tremendous Dynamite” ou “What’s a Fella Gotta Do” n’ont rien à envier aux jets d’acide d’un R.L. Burnside et peuvent tailler de sacrées croupières aux éjaculations de Mister Jack White Stripes ou aux éructations un peu poussiéreuses de John Spencer. Sans insister, c’est précisément ce qui fait défaut à ces deux précédentes boîtes à bruit qui transpire dans Hombre Lobo, un sens sans équivoque de la nuance, de l’équilibre entre ballades déchirantes et rock brutal et mélodieux. Et cela sans que les coutures ne gâchent le paysage, sans contraste frappant. Peut-être sa recette pour durer ?
Bref. Eels fait du Eels. Plus que jamais. Avec brio. Et ne semble pas prêt d’arrêter, car chacun le sait, l’évolution n’est pas terminée. Mais qui s’en plaindra, finalement ?

– Le site officiel