Après une série de disques aux compositions psychédéliques turgescentes, le prodige canadien affute ses griffes en sortant à un mois d’intervalle les nouveaux passionnants chapitres de Swan Lake et Sunset Rubdown. Moins mutant et déroutant pour l’un, véritable geyser de pop progressive pour l’autre. Indispensable pour tous.
Lorsque le flux créatif du musicien devient trop conséquent pour passer à travers les filtres de son label et ses longues fréquences de sorties imposées, certains stratèges contrent la machine contractuelle en multipliant les projets parallèles. Mais que se passe-t-il lorsque celle-ci s’emballe et que tout se confond ? C’est un peu l’histoire de Spencer Krug qui vient à sa façon de réécrire la légende du Cerbère de la mythologie grecque : un chien à trois têtes qui avait une queue de dragon et son cou entouré de serpents, soit ici respectivement les trois rejetons dans un même corps que sont Wolf Parade, Swan Lake et Sunset Rubdown.
Avec de telles excroissances musicales, le talentueux songwriter canadien a de quoi épanouir sa folie artistique et, par ailleurs, s’illustrer comme l’un des nouveaux champions de cette catégorie de songwriters rock prolifiques (en excluant bien entendu l’incomparable Robert Pollard et ses cinq albums annuels). Toutefois si accumuler les infidélités extra-musicales est devenu aujourd’hui chose courante (citons les cas Jack White, la montagne Stephen McBean, et le maître d’avant-folk Ben Chasny), peu d’artistes comme Spencer Krug peuvent se targuer de mener de front trois formations de premier plan. Une admirable constance qui se vérifie encore une fois avec les deux beaux disques de Swan Lake et Sunset Rubdown.
Quand les fauves alors inconnus de Wolf Parade signent leur époustouflant premier album en 2005, on ignore alors que l’arbre cache une forêt musicale dense où seront révélés Handsome Furs (le projet parallèle de son partenaire d’écriture et de chant Dan Boeckner avec Wolf Parade), Swan Lake et autres familles s’étendant de Frog Eyes à Arcade Fire (tournées communes, ou, pour le batteur Arlen Thompson, une collaboration sur « Wake Up »). Le cas Swan Lake incarne à lui seul la plus frappante émancipation artistique de cette scène canadienne. Des trois formations où sévit Spencer Krug, cette super réunion co-manoeuvrée avec Dan Bejar (Destroyer) et Carey Mercer (Frog Eyes), n’est pourtant pas la plus exposée médiatiquement, bien trop abstraite pour toucher un large public. Mais la plus « explosée », certainement. Ce trio prestigieux demeure à bien des égards une magnifique anomalie pop.
Beast Moans, premier opus sorti en 2006, était déjà un disque intraçable qui faisait voler en éclat ses fulgurantes mélodies ouvrant à de violents échappatoires expérimentales, et ainsi de suite. De quoi faire perdre le nord à l’auditeur environ toutes les deux mesures. Extractions de pop psychédélique tendance Syd Barrett, post-punk, rock progressif et boutures façon electro… Swan Lake, c’est un peu tout ça. Trois égos atypiques qui rentrent en « collision », provoquant une succession d’accidents heureux. Bien plus que le témoignage d’une collision de chansons dadaïstes sur l’opus précédent, le petit dernier, Enemy Mine, est un peu moins cabossé. On parlera plutôt d’une « cohésion » qui cette fois prend pour de bon : les lignes mélodiques respirent et génèrent pour la première fois quelques progressions harmoniques identifiables d’entrée — sans toutefois céder au format pop consensuel, n’oublions pas de quelle bête nous parlons.
En l’absence volontaire de crédits de compositeur attribués dans le livret, les vocaux si particuliers de chacun — Krug, Mercer et Bejar se partagent à tour de rôle le micro — permettent sans trop de difficulté d’en identifier l’auteur. Le chanteur/clavier de Wolf Parade signe quelques fiévreuses envolées psyché-punk — “Settle On Your Skin” — et lègue l’imposant morceau de l’album, “Paper Lace”, immense pop song à la beauté acoustique ineffable. Ses camarades ne sont pas en reste : ainsi “Heartswarm”, est de toute évidence l’une des plus renversantes ballades glam/folk écrite par Dan Bejar et nous renvoie directement à l’immense Your Blues de Destroyer. Quant à Carey Mercer, son coffre de diva à l’extravagance supérieure le conduit naturellement aux plus périlleuses acrobaties, notamment le petit opéra baroque “Spanish Gold, 2044”, ou encore le majestueux finale “Warlock Psychologist”. A cause et grâce à toutes ces merveilleuses incongruités pop, “Enemy Mine” est une franche réussite qui se range désormais à la hauteur de Wolf Parade et Sunset Rubdown.
De tous les projets dans lesquels Spencer Krug est impliqué, Sunset Rubdown est sans aucun doute celui dont l’investissement est le plus élevé. D’abord parce que contrairement aux autres, Krug est le seul songwriter aux commandes — donc totalement libre de ses mouvements –, ensuite parce que Dragonslayer est déjà le quatrième opus de Sunset Rubdown. Nombre d’amateurs sur les forums considèrent Shut Up I Am Dreaming (2006) et Random Spirit Lover (2007) comme ses oeuvres les plus abouties, toutes formations confondues. A vrai dire, les trois projets aujourd’hui sont sur le même palier. Plus étrange, ils se confondent de plus en plus. De même qu’avec Swan Lake, le quinquet aligne sur Dragonslayer quelques unes de ses compositions les plus offensives et directes. Les tortueuses envolées pianistiques que Krug affectionne particulièrement ne sont pas vraiment conviées à la fête, ce sont les six-cordes électriques qui dominent, à tel point que l’on se demande si Dragonslayer n’est pas le troisième album de Wolf Parade. L’énergie indomptée de la parade du loup est palpable sur “Idiot Heart”, impressionnante sarabande d’urgence post-punk aux accents de pop progressive. Gare tout de même, ses déviations peuvent facilement virer au cauchemar sur “Black Swan” — titre clin d’oeil, on l’aura compris, à Swan Lake. Et histoire de mieux brouiller les cartes, Krug se réappropie d’ailleurs un de ses meilleurs morceaux sur Enemy Mine, “Paper Lace”, dans une version électrifié à tout rompre.
Chanteur épileptique ou pleurnicheur extatique, la voix Krug est bien entendu l’attraction principale qui transporte ses compositions grand huit…. Une voix investie constamment dans le rouge qui brille de tous feux sur “Silver Moons” et la suite “You Go on Ahead (Trumpet Trumpet)” (avec ses gimmicks sortis tout droit d’un flipper), appuyés des choeurs de Camilla Wynne Ingr. Seule la dernière plage “Dragon’s Layer” s’étire au-delà de dix minutes et renoue avec la folie des grandeurs progressives des albums précédents… Un finale comme il se doit en apothéose.
Dragonslayer et Enemy Mine contiennent chacun respectivement seulement huit et neuf compositions, mais quelle traversée ! Cette musique a du caractère, se veut inclassable, hors-mode, tarabiscotée, instinctive, passionnée avec ses accès de rage, imprévisible, fiévreuse et indomptée… La bergerie de Spencer Krug n’a pas fini de nous surprendre avec ses bêtes à l’étrange pedigree.
– Ecouter le morceau « Idiot Heart » de Sunset Rubdown »
– Ecouter le morceau « Spanish Gold, 2044 » de Swan Lake
– Swan Lake, Enemy Mine (Jagjaguwar/Differ-ant – 2009)
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– Sunset Rubdown, Dragonslayer (Jagjaguwar/Differ-ant – 2009)
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