Hypnagogique : adj. Qui se produit pendant la transition de l’éveil au sommeil. Se dit d’images, de visions qui se produisent durant la période d’endormissement et qui, par leur netteté ou leur vivacité, donnent un sentiment de réalité qui surpasse celui de la perception.
Après un premier album très prometteur (Scribble Mural Comic Journal), A Sunny Day in Glasgow — groupe qui, comme son nom ne le laisse pas entendre, est originaire de Philadelphie — a sorti en septembre dernier son second opus, Ashes Grammar, dans une indifférence quasi-générale. Les premières approches sont en effet difficiles, comme toujours pour les albums qui ne s’épuisent pas au bout d’une dizaine d’écoutes. Les titres font naître un univers fantomatique et surréaliste, parfois inquiétant, dans lequel les arcs-en-ciel fleurissent la nuit, la naïveté feinte et la fausse innocence de l’enfance subsistent et les cendres ont leurs mathématiques et leur grammaire, ici bricolée par des enfants particulièrement imaginatifs, formant malicieusement et spontanément d’étranges phrases à la beauté cryptique.
Ce monde peut d’abord paraître hermétiquement clos : 22 morceaux, dont la durée oscille de quelques secondes à plus de six minutes (avec une introduction de 11 secondes en forme d’hommage à Arvö Part), qui s’enchaînent sans aucune logique apparente et qui, s’ils rappellent parfois certains piliers du genre (les voix angéliques, guitares distordues et atmosphères embrumées évoqueront forcément My Bloody Valentine, Slowdive ou Cocteau Twins), mettent de côté toute structure classique ou son conventionnel… De quoi laisser les auditeurs désorientés, et une bonne partie d’entre eux dégoûtée, si ce n’est insultée de se retrouver ainsi sans repères. Pénétrer cet univers nécessitera en effet un certain effort, un peu de temps et d’attention à une époque d’hyperconsommation musicale où ces mots paraissent les souvenirs d’un temps lointain ; il n’y a pas à chercher plus loin une raison pour laquelle Ashes Grammar est passé quasiment inaperçu en France, encore bien plus qu’outre-Atlantique.
ASDIG parvient d’abord à combiner des éléments éloignés, qui n’auraient peut-être jamais dû se rencontrer : sur “Failure”, troisième titre et première réelle « chanson » de l’album, s’entrechoquent d’hypnotiques percussions tribales et des chants enfantins flottant dans l’éther, obsédés et obsédants, enterrés sous des couches de reverb aériennes. Entre la cour de récré et la cérémonie chamanique donc, jusqu’à ce qu’émerge une mélodie pop, simple et pure, d’une beauté saisissante. “Shy” est peut-être le meilleur exemple de cette union parfaitement réussie entre une mélodie pop renversante et une instrumentation risquée mais profondément évocatrice et puissante.
Et comme le titre du dernier morceau, “Headphone Space”, semble le suggérer, voici un album à écouter au casque s’il en est. Louer la production de l’album serait vain, tant le paysage sonore qui s’y construit est au moins aussi important et impressionnant que les chansons en elles-mêmes ; il y a autant de vie et de beauté dans le flou et le brouillard qui palpitent au coeur même de ces chansons, dans la pulsation des grosses caisses, l’ondulation des nappes de synthé, la respiration et le tremblement de ces voix, égarées et diaphanes, que dans la pureté et la force des mélodies qui les font se mouvoir. C’est littéralement une pop rêvée, une dream pop plus dream que pop, qui se délie tout au long de Ashes Grammar, entre l’éveil et le sommeil, et ce sans jamais nous endormir.
Dans le large spectre de la noisy pop, ASDIG se situerait peut-être à l’opposé de l’autre jeune groupe qui s’est révélé cette année, les excellents Pains of Being Pure at Heart, avec leurs pop songs classiques et hors du temps, immédiatement et infiniment accrocheuses, dont le flou et la distorsion ne font que signifier la réalité d’une sorte d’adolescence intemporelle, marquée de romances perdues à la bibliothèque ou d’attente fiévreuse ; on est ici dans une esthétique en même temps plus primitive et plus complexe.
La spécificité sonique de cet album est ainsi loin d’être un simple ornement mais constitue sa véritable base, sans en être sa seule force, comme en témoigne cette belle vidéo live, qui voit deux des morceaux les plus immédiats se dépouiller de leurs artifices fondamentaux, pour en faire de simples et belles pop songs.
Ashes Grammar, certes, ne relève pas du même sentiment d’un disque parfaitement achevé, porté au bout de son idée comme ont pu y parvenir l’année dernière Animal Collective avec Merriweather Post Pavilion ou Dirty Projectors avec Bitte Orca, mais d’un groupe encore à ses débuts qui expérimente sans peur, jamais vainement, et cherche sa voie avec une grâce et une maîtrise rares. Et laisse donc augurer d’une suite plutôt réjouissante.
– Le site officiel
– La page MySpace du groupe
– À voir et regarder : « Failure »