Ces derniers temps, on a beaucoup parlé d’Arnaud Fleurent-Didier, nouveau génie de la scène française pour les uns, ultime archétype de la chanson à fuir pour les autres. Au-delà du brouillage provoqué par cette inflation de commentaires, on peut écouter La Reproduction pour ce qu’il est : un album générationnel pour tous.


«Je vous ai oublié, c’est vraiment dégueulasse.» A l’autre bout du fil, ce sont les premiers mots — comme échappés d’un vieux Godard — que prononce Arnaud Fleurent-Didier, après qu’on l’eut vainement attendu à l’une des tables de la brasserie Wepler, place de Clichy, une grise après-midi de début décembre. Quelques minutes plus tard, on le voit débarquer, confus et affable tout à la fois, jeune homme de 35 ans un peu pressé et stressé par la sortie imminente sur une major (Columbia) de La Reproduction, son deuxième album, et par les échéances promotionnelles afférentes. A ce moment-là, pourtant, tout est assez calme autour d’Arnaud Fleurent-Didier. On ne parle pas trop de lui dans les médias — petits et grands. Et la rumeur hystérique du Net, si activement entretenue par les blogs, forums et autres leviers de la dictature du commentaire, n’a pas encore imposé son infernal bourdonnement, son fatras inutile de « J’adore » et de « Je déteste », de « C’est trop génial » et de « C’est vraiment à chier ».

Ce mardi de décembre est donc un jour béni, où l’on peut encore entendre clairement la musique d’Arnaud Fleurent-Didier telle qu’elle est, telle qu’on avait déjà pu l’entendre à l’époque de Portrait du jeune homme en artiste, premier disque autoproduit sorti en 2003. Soit une musique assurément classique, puisque mûe par ce que Paul Eluard appelait « le dur désir de durer », étrangère à tout effet de mode. Mais pas une musique académique pour autant, obsédée par l’idée de reconstituer à l’identique des décors anciens et des époques révolues. Bien sûr, il entre du Georges Delerue, du Maurice Ravel, du Michel Legrand ou du Léo Ferré dans les orchestrations pop pleines de souffle d’Arnaud Fleurent-Didier, héritier avoué d’une école française envoûtée par les sortilèges de l’harmonie, légataire solitaire d’un capital de beauté dont il n’accepte pas la lente mais sûre dilapidation («Je ne m’habitue pas aux choses qui finissent/Depuis tout petit c’est un peu mon vice», chante-t-il dans “Ne sois pas trop exigeant”). En contrebande, il y entre aussi quelques parfums mêlés, volés à d’autres temps et d’autres pays — l’Italie d’Ennio Morricone, l’Angleterre de John Barry, le Brésil de Chico Buarque, la Russie de Sergueï Rachmaninov.

Mais il y entre aussi des gestes qui n’appartiennent qu’aux gens de sa génération — un mot vidé de saveur à force d’avoir été accommodé à toutes les sauces, mais auquel Arnaud Fleurent-Didier, nous le verrons, sait redonner une forme et une substance. Ces gestes, ce sont ceux d’un compositeur qui, saisissant toutes les potentialités offertes par la révolution du home-studio, se transforme littéralement en homme-orchestre, assurant tous les pupitres (piano, guitare, basse, batterie, cordes, claviers, choeurs…) avec une science du toucher, du placement et du liant assez confondante — et il faut dire ici combien la justesse et la fluidité de l’ensemble sont aussi les fruits du remarquable travail de mixage accompli par Stéphane « Alf » Briat. Quand il ne se résume qu’à un étalage de compétences et de pseudo prouesses (le syndrome Benjamin Biolay) ou à un dérisoire délire de représentation (le syndrome Sébastien Tellier), ce genre d’accumulation instrumentale n’a finalement qu’un objet : dresser un portrait de l’artiste en super-créateur héroïque, trônant en majesté sur une oeuvre dédiée à son infime grandeur — ou à sa superbe, comme dirait l’autre. Arnaud Fleurent-Didier, lui, affirme qu’il pèse moins lourd que ses chansons, que son but est de s’effacer derrière son labeur, et on le croit volontiers. Car même si sa voix laisse forcément une empreinte prégnante tout au long de La Reproduction, ce sont les formes ambitieuses et changeantes de ses constructions musicales et le fond fourmillant de nuances de ses textes qui, au bout du compte, impriment l’esprit de l’auditeur.

Les musiciens sont aussi des animaux pensants, et La Reproduction rappelle cette évidence trop souvent oubliée. Ce disque est traversé par des réflexions, parfois de simples ruminations, qui, comme toutes les pensées réellement nourrissantes, se retrouvent cristallisées à l’état de questions. La principale est posée dès le premier titre, “France Culture”, qui sur un ton neutre, presque clinique, dresse le bilan d’une non-éducation (« Il ne m’a pas appris l’anglais (…) Elle ne m’a pas parlé des livres », « Il ne m’a pas dit à quoi servait le piano (…) Elle ne m’a pas dit comment ils s’étaient mariés, trompés, séparés », etc.). On peut en résumer la teneur ainsi : quelle trace laisser dans un monde où plus rien n’est réellement légué, où les formes les plus élémentaires de transmission (de parents à enfants comme entre frères humains) semblent le plus souvent rompues ou corrompues (voir “MySpace Oddity”, qui épingle la pathétique comédie des réseaux sociaux) ? Bien sûr, on dira que de telles interrogations chatouillent avant tout les trentenaires comme Arnaud Fleurent-Didier, cette population entre deux eaux, ou entre deux rives, tiraillée entre ses adieux plus ou moins difficiles à sa jeunesse et son entrée plus ou moins hésitante dans le grand bain des responsabilités. La trentaine, c’est l’âge où la tentation d’engendrer la vie pare soudain l’existence d’une gravité nouvelle, où même l’amour charnel n’est plus une affaire aussi insouciante (ce que les ellipses de “L’Origine du monde” synthétisent en une poignée de strophes). C’est l’âge où chacun se sent pour la première fois le maillon d’une chaîne, un lien essentiel et fragile entre le monde des aïeux et celui d’une hypothétique descendance. Alors oui, forcément, la question se pose : comment faire lorsque ces liens paraissent au mieux lâches, au pire défaits ?

La Reproduction n’assène pas de réponses, préfère emprunter des pistes expressives sinueuses, où le doute le dispute à l’espoir et le désabusement à l’ivresse. Il use d’un éventail de registres stylistiques subtilement éployé — du lyrisme à tout crin de “Je vais au cinéma” à l’understatement impassible de “France Culture”, des incantations et injonctions naïves de “Mémé 68” et “Pépé 44” aux divagations désenchantées de “Ne sois pas trop exigeant”. Sur ce terrain mouvant émergent par instants des traits de pensée qui ressemblent presque à des certitudes — “Risotto aux courgettes” et “Reproductions” suggérant ainsi respectivement que l’amour et la musique sont les seuls domaines où l’expérience d’un partage et d’un passage de témoin est encore possible. Il faut attendre le dernier titre de l’album pour que pointe l’idée d’un dénouement, d’une possible résolution de toute la problématique exposée auparavant. Ballade épurée, soutenue par une lumineuse guitare en fingerpicking, “Si on se dit pas tout” devrait arracher quelques ricanements aux adeptes du second degré. Arnaud Fleurent-Didier s’y adresse de manière très tendre à son père, fait le compte des paroles et des silences qu’ils ont échangés, de leurs complicités et de leurs incompréhensions. La Reproduction se termine comme il a commencé : par un constat, sans colère ni reproches. Mais à la différence de “France Culture”, Arnaud Fleurent-Didier, dans “Si on se dit pas tout”, ne met pas la génération précédente à distance : il la convoque directement, la ramène à lui, rétablit le courant. Le « tu » remplace le « il » et le « elle ». C’est trois fois rien, et c’est pourtant énorme. C’est un simple et précieux rappel : non, une génération ne se réduit pas à une pauvre petite liste de références communes, que nous resservent jusqu’à la nausée les vendeurs de nostalgie. Une génération n’existe qu’à travers le jeu complexe d’interactions, fait de frottements et de heurts, de connivences et de malentendus, qu’elle entretient avec celles qui l’ont devancée et qu’elle saura peut-être reproduire avec celles qui la suivront. A l’heure où la vie se laisse débiter en tranches d’âge, conçues comme autant de segments de marché, il n’est sûrement pas accessoire de le redire.

Par sa couleur musicale, qui excède de loin le cadre étriqué de la seule actualité, comme par son discours poétique, La Reproduction exauce ainsi le rêve d’un disque générationnel pour tous. Malgré la noblesse de cette ambition-là, certains n’ont voulu voir dans cet album que postures masturbatoires et complaisantes, affichées de surcroît par un type au profil sociologique plus que douteux (pensez donc, un enfant de la bourgeoisie versaillaise, qui par dessus le marché dit avoir voté Bayrou aux présidentielles !). Un jugement dont on savourera la pertinence, puisqu’il émane majoritairement de ces hordes de courageux anonymes et autres vengeurs masqués qui — de manière pas du tout complaisante ni masturbatoire, cela va sans dire — écument le web pour y déverser le flot perpétuel de leurs petites humeurs et de leurs opinions à la minute. Face à cet océan de vanités, qui en dit long sur l’état de misère et de solitude dans lequel barbotent nombre de nos contemporains, on ne sait pas vraiment si la parole d’Arnaud Fleurent-Didier a des chances de porter ; mais c’est elle, en tout cas, qu’on entend et qu’on a envie de répercuter, ici et là, vers tous ceux qui, à leur tour, voudront bien l’entendre et la répercuter. Ce travail-là de reproduction vaut aussi qu’on le mène.

– Le site d’Arnaud Fleurent-Didier

– À voir et écouter : « France culture »