Votre banquier vous le dira, sortir un double album n’est pas très raisonnable dans un monde « cyber musical » où tout va trop vite et doit se consommer à la minute. Oeuvrant à contre-courant du paysage brit pop environnant, les prodigieux frères Peter et David Brewis de Sunderland persistent et signent avec un troisième opus démesuré, Measure. Entretien.


Hier encore esthètes des Zombies, aujourd’hui mélodistes post-punk impulsés par les discernements angulaires d’XTC, voire des Talking Heads, ce troisième opus de Field Music est loin de nous avoir encore livré tous ses secrets. Foisonnant et long en bouche, le marathonesque Measure est qualitativement assuré de tenir la distance jusqu’aux podiums critiques de fin d’année.

On se prend de passion pour leurs complexes structures, fruit d’une dextérité d’autant plus magistrale sur scène qu’habitée d’un souffle hors du commun. On aurait aimé apprendre les mathématiques avec des professeurs pareils, tant la fratrie nous transmet sa passion de l’équation pop parfaite. Humainement, pourtant, difficile de faire plus détendus et accessibles que les deux anglais : le disserte David Brewis, faux-air de Johnny Greenwood doté d’une intelligence similaire, ainsi que l’ainé attentif, Peter, dont les esprits semblent directement reliés par télépathie durant cet entretien.

Pinkushion : Après l’album Tones of Town en 2007, puis vos multiples projets parallèles, beaucoup de gens pensaient que le groupe s’était mis en hiatus indéterminé. Et puis vous débarquez avec ce nouvel album, double qui plus est, un tour de force de vingt chansons. Ne serait-ce pas une manière pour vous de répondre « Hey, nous sommes de retour et nous allons vous botter les fesses » ?

David Brewis : Oui, on peut voir ça comme ça (rires). Cela semblait une bonne idée de revenir avec quelque chose d’à la fois long et marquant, et même un petit peu stupide dans la démarche. On voulait que cet album soit amusant, sérieux, imposant, qu’il soit comme une carte de visite avec inscrit « hey Field Music est de retour, encore plus gros et impressionnant que vous ne le pensiez ! ». (rires)

Était-ce intentionnel d’enregistrer un album de 20 chansons ?

Peter Brewis : Nous pensions même en sortir davantage.

David Brewis : Nous avions atteint le point où nous avions accumulé vingt-trois chansons. Dès le départ, enregistrer un album long, voire si possible un double album, était intentionnel. En Europe, l’album se présente dans un format double, mais aux États-Unis le disque est simple, ce qui est nettement moins amusant, nous le regrettons.

Malgré la durée conséquente du disque, il s’en dégage une stupéfiante cohésion sonore, avec un son très identifiable du début à la fin. Cette démarche me rappelle d’une certaine manière le double album de Todd Rundgren Something/Anything. À la différence près, que votre album est très axé guitare électrique/harmonie vocale quand celui de Rundgren penche plutôt vers des compositions piano/voix. Mais l’état d’esprit est comparable.

Peter Brewis : Cela me va comme comparaison. Nous aimons beaucoup Todd Rundgren, spécialement Something/Anything, A Wizard, A True Star et ses albums suivants.

David Brewis : Something/Anything est un disque très dense. Je considère que l’on peut commencer à parler de cohésion lorsqu’une oeuvre est réalisée dans un contexte de « folle panique ». C’est-à-dire qu’elle nait dans l’urgence, en tentant de rassembler des idées dans ce contexte d’effervescence. Something/Anything n’est pas un album parfait, mais un désordre. Un superbe désordre.

Autre point commun, vous cultivez avec Rundgren des harmonies vocales particulières.

David Brewis : Il est vrai que nous sommes particulièrement friands d’harmonies vocales. La plupart des instruments que nous pouvons jouer — que ce soit le piano, la guitare ou la batterie — sont utilisés entièrement, frappent vite puis disparaissent…. Les vocaux sont les seuls instruments que l’on peut commencer calmement, sculpter progressivement. Peut-être que si nous jouions chacun du violon ou de la trompette, par exemple, nous ferions moins d’harmonies vocales, mais en général, nous chantons beaucoup (rires).

Sur scène, le trio s’est désormais agrandi sous la forme d’un quintet. En est-il de même pour les sessions d’enregistrement en studio ?

Peter Brewis : Non, seulement David et moi enregistrons. Nous jouons toujours de tous les instruments, à l’exception des parties de cordes, les violons, etc. Ah oui, et la trompette aussi. J’en joue, mais pas encore assez bien pour les albums.

David Brewis : C’est également mon cas pour l’alto.

Quel est le rôle d’Andrew Moore, qui officiait comme troisième membre du groupe sur les deux premiers albums ? Cette fois son implication semble moindre.

David Brewis : La fonction d’Andrew Moore est de rester à la maison et de ne pas venir jouer avec nous, ne pas répondre à nos coups de fil, mais avoir un job…

D’après vos dires, il semble y avoir de la tension entre vous…

Peter Brewis : En fait non. Chaque semaine, je le jure, nous l’appelons pour lui demander « Andy, veux-tu rejoindre le groupe à nouveau ? ». Mais… Il nous manque vraiment, nous sommes de très proches amis depuis des années. Et surtout, c’est un fantastique musicien.

David Brewis : Andy aime se réveiller à huit heures du matin, se rendre à son travail.

Peter Brewis : Il a d’autres obligations, et je peux comprendre cela parfaitement. Nous ne sommes pas si différents : on se lève tôt tous les jours pour se rendre au studio et nous n’enregistrons jamais tard dans la nuit. Comme un job normal.

Vous ne passez donc jamais de nuits blanches en studio lors du mixage d’un album ?

David Brewis : C’est la pire chose à faire, car après deux ou trois heures passé sur les bandes, il devient difficile d’écouter et de se concentrer correctement. Vous-mêmes, mixez-vous ?

Non, mon expérience studio se limite en fait à un très modeste enregistreur quatre-pistes à cassette.

David Brewis : Tout comme nous ! De 1992 à 1998, nous n’avons enregistré que sur ce matériel, puis nous avons rajouté quelques pistes. Mais que ce soit quatre, huit ou seize pistes, l’approche est très similaire. Aujourd’hui, nous travaillons beaucoup sur ordinateur, c’est évidemment moins cher que l’analogique, mais plus pratique aussi. Nous transportons d’ailleurs notre studio dans un sac, notre ordinateur portable.

Enregistrez-vous avec, en tournée ?

Peter Brewis : Dave est un conducteur de bus trop occupé.

David Brewis : Nous nous occupons ensemble de beaucoup de choses. Nous n’avons pas de manager, on n’aime pas déléguer en fait. Pour le meilleur et pour le pire.

David et Peter Brewis, Field Music, Avril 2010

Quel est le meilleur aspect dans le fait de travailler avec son frère ?

Peter Brewis : Nous avons un langage et un objectif commun. Nous avons grandi ensemble en écoutant et faisant les mêmes découvertes musicales, je n’ai donc pas à me demander pourquoi David part dans telle direction en studio, car je sais d’avance ce qu’il veut obtenir, c’est un gain de temps très précieux. Parfois, David écrit une chanson et pense que mon jeu à la batterie conviendrait mieux au morceau, donc il me cède sa place, ce qui est tout à fait juste, car je suis meilleur batteur que lui (rires). Nous n’avons pas à nous battre pour ce genre de chose. Je pense que nous avons un « ego collectif ».

Et le pire aspect ?

David Brewis : Nous ne passons pas beaucoup de temps séparément. Socialement, cela devient compliqué pour les autres, nous sommes trop immergés dans notre musique. Lors des diners de famille, tout le monde ne nous parle que de Field Music. L’ambiance est plus détendue lorsque nous parlons de musique plutôt que de « notre » musique.

Peter Brewis : On devrait essayer de parler de football, ou de nourriture.

Sur ce troisième album, le son est plus électrique, plus rêche et pos- punk dans l’attitude.

Peter Brewis : Nous avons voulu être plus agressifs sur cet album.

David Brewis : Nous voulions enregistrer un disque rock, les deux premiers albums de Field Music sonnaient trop soft à notre goût. Nous avons toujours approché la musique d’une manière post-punk, on déconstruit constamment les choses, prenons soins d’éviter les clichés. Le côté agressif du post-punk ne se faisait peut-être pas assez sentir dans nos albums, où transparaissait davantage l’influence de la musique douce des années 60. L’histoire n’était pas complète. Nous aimons aussi jouer de la guitare, du rock.

En Angleterre, chacun de vos excellents projets parallèles, School of Langage (ndlr : projet de David Brewis) et The Week That Was (celui de Peter), viennent d’être distribués sous un packaging commun. C’est un peu étrange comme démarche que de réunir chacun de vos projets distinctifs en dehors de Field Music.

David Brewis : Le label a décidé de les réunir ensemble pour essayer de…

Peter Brewis : … les vendre ! (rires)

David Brewis : Oui ! Peu de gens savent que nous avons sortis ces disques. Et nous savons qu’ils sont aussi importants et bons que nos autres disques. J’aimerais, bien sûr, que davantage de gens l’écoutent, et si un sticker est posé dessus avec la mention « Field Music présente… », cela me convient.

Est-ce difficile de jongler entre ces deux projets ?

Peter Brewis : Non, nous ne jonglons pas vraiment. Peu importe le projet auquel on s’attelle, notre degré de concentration demeure le même. Par exemple The Week That Was n’était le projet que d’un seul album, il n’y en aura pas d’autres. A vrai dire, nous ne voyons pas vraiment ces disques comme des projets parallèles.

David Brewis : A l’heure actuelle, Field Music est trop gros pour qu’on puisse se consacrer parallèlement à autre chose. Nous avons passé cinq mois très intenses à faire ce disque et à réinventer Field Music. Il n’y avait pas de temps pour autre chose.

Vous êtes originaires de la ville de Sunderland, également connue comme ayant enfanté d’autres formations comme The Futureheads et Maximo Park. Tous ces groupes ont un son sophistiqué et une prédisposition pour les structures alambiquées. Comment expliquez-vous cette singularité locale ?

David Brewis : En ce qui concerne Field Music et The Futureheads, nous avons beaucoup conversé ensemble autour de la musique, sur ce qu’elle doit être à nos yeux. Nous sommes amis, avons grandi et écouté la même musique, joué dans des groupes communs. Nous parlions de questions telles que « pourquoi les groupes chantent-ils avec un accent américain ? Pourquoi ne pourrions-nous pas alors chanter avec notre accent du Sunderland ? ». On avait ce genre de conversations ensemble. On pouvait faire découvrir à Barry un disque (ndlr : Barry Hyde, guitariste et chanteur des Futureheads) et lui nous en faisait découvrir d’autres. On s’échangeait des plans de guitare, ce genre de choses… Notre culture mutuelle s’est construite naturellement.
Pour Maximo Park, le cas est différent : c’est un groupe formé de musiciens venant chacun de différentes régions et qui se sont rencontrés à l’Université. J’ai joué dans ce groupe avant que le chanteur Paul Smith ne les rejoigne. Je pense que la musique des Futureheads a eu une incidence sur leur orientation musicale, sur la direction à prendre. Nous sommes également amis avec Paul Smith et partageons quelques principes sur la musique. Mais je ne pense pas qu’il y ait quelque chose de particulier au sujet du lieu d’où nous venons et son incidence sur notre musique. Sunderland est une ville isolée, à l’écart des modes de Londres et de l’industrie musicale.

Peter Brewis : Lorsque vous essayez de faire de la musique à Londres, la mode et la culture ont une forte influence sur vous. Il y a des règles que les londoniens se sentent obligés d’appliquer.

David Brewis : Au moment où nous avons commencé, nous étions déjà trop vieux pour un magazine comme le NME et détachés des nouveaux groupes de l’époque. A l’époque, le seul qui nous intéressait vraiment était Radiohead. Je me rappelle avoir écouté les premiers singles de Franz Ferdinand et les avoir trouvé bons, mais ils n’ont pas eu de répercussions directes sur ce que nous composions. Que ce soit Bloc Party ou Kaiser Chiefs, aucun de ces groupes ne m’intéressaient. Les règles qui régissaient ce qui devait être cool ou non étaient très différentes là où nous vivions. La culture pop à Sunderland est très souterraine. Il n’y a pas de trajectoire de carrière à suivre pour un groupe, on ne peut pas envisager de grimper les échelons en jouant dans des salles, faire des premières parties ou enregistrer dans un studio local, et signer un contrat avec une maisons de disque, car il n’y a rien de tout cela. Il n’y a pas de lieux ou d’infrastructures, il faut donc avoir d’emblée une démarche indépendante pour créer son groupe.

Les Futureheads ont créé leur propre label, Nul Records, suite à leur déconvenue sur 679 Records/Warner. Ne seriez-vous pas tentés par cette solution ?

Peter Brewis : A la vérité, nous avons déjà notre propre structure, Field Music Production, bien que nos albums soient signés sur Memphis Industries.

David Brewis : School of Langage est sorti sur Thrill Jockey, mais toujours sur Memphis Industries en Angleterre. Être sur Memphis Industries ou Thrill Jockey signifie pour nous d’avoir le contrôle, être encore plus indépendant que les Futureheads sur leur label.

Peter Brewis : Car Nul Records est cogéré par leur manager, ils ont suffisamment confiance en leur lui pour le laisser s’occuper de leur business. Nous, nous n’avons pas de manager, ne voulons pas créer notre label et passer notre temps à nous en occuper. Nous sommes dans une position où nous avons notre propre studio, mixons et enregistrons nous-mêmes nos disques. Personne n’interfère dans notre processus créatif.

David Brewis : S’il faut décider avec les gens du label quel sera le prochain single, cela ne nous dérange pas. Nous n’avons pas vraiment de feeling sur ce genre de question. On leur fait confiance, car ils respectent notre opinion et sont très concernés par la musique que nous voulons faire.

Cinq albums favoris, par Field music :

David Brewis :

The BeatlesSgt Peppers

The BandThe Band

Bob DylanBlonde on Blonde

David BowieScary Monsters

Peter Brewis :

Randy NewmanRandy Newman

DeerhoofMilk Man

Miles Davis – Bitches Brew

Led ZeppelinHouse Of The Holy

Kate BushHounds Of Love

– Lire également la chronique de Measure (2010)

– Lire également la chronique de Tones of Town (2007)

– Site officiel de Field Music

– Page Myspace