Après quatre ans d’absence, revoilà l’Américain Sam Beam. Bien que fidèle à sa barbe de vieux sage, l’ex folker solitaire se plait à pratiquer l’infidélité musicale. La mue artistique sur Kiss Each Other Clean, son superbe quatrième opus, se veut désormais perpétuelle. Entretien.
Si l’homme caché derrière Iron & Wine continue de prospecter sur les terres afro-pop depuis le stupéfiant The Shepherd’s Dog, le songwriter a de nouveau envie de chanter de soyeuses mélodies qui vous transportent aux cieux – on veut bien se damner pour le somptueux, « Godless Brother in Love », avec ses harmonies directement échappées de « Surf’s Up ». Et pour les amateurs d’exotisme, Kiss Each Other Clean réserve quelques échappées inédites soul et electro vintage… Ce baiser là se mérite.
Il y a des rencontres où chaque minute est pleinement savourée. C’est le cas de celle avec Sam Beam. Nous ne sommes pourtant pas les premiers à nous entretenir avec l’ex-Floridien (aujourd’hui Texan, il habite à une heure d’Austin) en cette fin d’après-midi de décembre ; l’Américain est détendu et fait en sorte pour que l’entretien le soit aussi.
Pinkushion : Lorsque votre premier album, The Creek Drank The Cradle est sorti en 2002, la critique fut surprise d’apprendre qu’un musicien originaire de Miami puisse écrire des folk songs aussi automnales et mélancoliques. Aujourd’hui, vous avez déménagé et vivez à quelques kilomètres d’Austin. Quelle répercussion ce déménagement a-t-il eu sur votre écriture ?
Sam Beam : C’est vrai, j’ai lu pas mal de critiques à cet égard. La mer me manque beaucoup. Miami est une ville différente de ce que peuvent penser certaines personnes. Certains coins comme South Beach sont très touristiques, mais le reste de la ville ne lui ressemble pas. Il y a en général une culture très conservatrice en Floride. South Beach, c’est un peu comme Las Vegas, les gens s’y rendent pour être vu. Mais j’aime cette ville. Avant cela, j’ai grandi en Caroline, je suis allé en Virginie, puis j’ai terminé mes études en Floride. Mais les chansons viennent de n’importe où, elles peuvent s’inspirer d’un endroit où vous avez grandi, de la musique que vous aimez ou d’une histoire que vous avez entendue. Et pas seulement de l’endroit où vous vivez.
Votre premier album californien était lo-fi, aujourd’hui vous vivez dans un endroit calme et retiré, au milieu de nulle part à une heure d’Austin, Texas. Paradoxalement, vos albums sont plus foisonnants. Étonnant contraste.
Il est vrai qu’on ne peut pas faire plus opposé (rires). Mais c’était il y a dix ans. The Creek Drank The Cradle était le fruit de ce que j’avais en tête, de ce que j’avais emmagasiné jusque là. Cette époque était plus appropriée à des chansons tendres et intimes. Aujourd’hui, les morceaux ont un peu changé. Ils sont indéniablement plus vastes. Les sujets de mes chansons ont aussi tendance à être davantage surréalistes, mes arrangements se doivent donc de l’être également. C’est important de ne pas refaire toujours le même disque, sinon la tâche deviendrait vite ennuyeuse.
Kiss Each Other Clean est décrit dans le texte joint par votre label comme « la seconde phase de votre trilogie à la Rain Dogs » (album de Tom Waits). Personnellement, je trouve que votre évolution artistique s’apparente davantage à celle d’un Tim Buckley.
Tiens, c’est intéressant. On peut effectivement voir un rapprochement lorsqu’il a commencé à enregistrer des albums orientés jazz et world. Il y a beaucoup d’artistes avec lesquels un parallèle pourrait être établi, notamment Joni Mitchell que j’admire beaucoup. Au début d’une carrière, on essaye de faire les choses par ses propres moyens, puis de sortir de sa zone de confort. Pour être honnête, le jazz est une musique trop complexe pour s’en inspirer simplement. Si on parle d’inspiration pure, le jazz, ce sont des émotions tirées de notes, l’exercice de style est bien plus difficile qu’il n’y parait. Mais pour en revenir à Tom Waits, si Rain Dogs a été mentionné c’est seulement parce que c’était le dernier disque acheté (rire). On pourrait aussi mentionner comme inspiration Swordfishtrombones, mais pas nécessairement du point de vue du son ou du genre. Ce serait plutôt en termes de remise en question artistique, le courage qu’il a eu de bousculer ses chansons. Et le résultat fut à la hauteur des espérances. Cette énergie créative m’a beaucoup inspiré.
Le terme folksinger est un peu dépassé désormais.
Et bien, les gens m’appellent ainsi, mais je n’ai jamais voulu être catalogué folksinger ou autre. Je ne pense pas à ces choses là, j’écris avant tout des chansons. Folksinger est un terme assez vaste qui implique des protest songs, des chansons narratives avec des histoires. (soupir)
Vous semblez fatigué de répondre à cette question.
Non, je suis seulement fatigué en général (rire). Mais si vous êtes journaliste, je comprends que vous essayiez d’analyser. Mes premières chansons ont été enregistrées avec une guitare acoustique, donc je comprends le rapprochement. Pour être honnête, la musique folk, ça peut être aussi bien du jazz ou de la musique classique. La folk, c’est une musique collective, lorsque des musiciens se rassemblent pour jouer. Évidemment, le blues est aussi de la folk, mais il possède sa propre catégorie (sourire).
Votre précédent album, The Shepherd’s Dog (2007) fut un disque important en terme de renouvellement artistique. Mais avant cela, il y a eu aussi un remarquable mini-album enregistré avec Calexico en 2005.
J’ai beaucoup appris en collaborant avec d’autres musiciens. J’ai aimé être surpris, avoir confiance en ces collaborateurs. J’apprécie ce processus qui consiste à découvrir des choses ensemble, bien plus que de donner à quelqu’un des instructions pour interpréter ce que j’ai en tête. Car la musique est bien plus amusante jouée en groupe. Elle devrait toujours être collective et sociale. J’aime jouer avec d’autres personnes et pouvoir leur donner de l’espace pour qu’ils s’expriment. Lorsque j’étais étudiant en école d’art, il n’y avait jamais deux personnes qui travaillaient sur la même toile, le travail était très individuel. Ce fut une transition pour moi que d’apprendre à me désinhiber, travailler différemment.
Est-ce que Joey Burns et John Convertino sont à nouveau présents sur ce disque ?
Pas cette fois. Ils n’ont pas répondu à mes coups de fil. Non, je plaisante, ils sont très occupés et préparent un album. Parmi les musiciens, il y a le saxophoniste Stuart Bogie qui a joué avec TV on The Radio. Il a aussi son propre groupe afro pop Antibalas, un peu dans l’esprit de Fela Kuti, c’est excellent. Qui d’autre ? Thomas Bartlett d’Antony & the Johnsons est venu jouer du piano. Et puis mon ami accordéoniste Robert Burger joue sur le dernier morceau de l’album, il a notamment travaillé avec John Zorn.
Kiss Each Other Clean est un album foisonnant, usant d’une multitude d’ambiances. Combien d’instruments jouez-vous sur l’album ?
Beaucoup. Je n’en ai aucune idée. Je joue de la guitare électrique et folk, des claviers, pas mal de percussions aussi. Cela nous a pris neuf mois pour venir à bout de ce disque. J’ai envisagé l’enregistrement comme une toile à peindre. Le ton de l’album m’est apparu plus tard. Je suis d’abord allé à Chicago avec la section rythmique, pour enregistrer les pistes basiques de chaque chanson. Puis je suis retourné chez moi, et j’ai commencé à retravailler les guitares, les vocaux. Puis vous savez, vous laissez le matériel de côté un moment, puis lorsque vous revenez sur le morceau un mois plus tard avec l’esprit plus clair, vous commencez à écarter certains éléments puis à en ajouter d’autres. Et finalement, la partie de synthétiseur que vous avez ajoutée vous entraîne vers une nouvelle direction. C’est le même procédé que pour un peintre. C’est en tout cas mon processus d’enregistrement.
La sensibilité afro-pop de The Shepherd’s Dog se prolonge sur ce nouvel album, mais on note aussi davantage d’harmonies vocales, un soin particulier porté aux mélodies.
Je suis d’accord. J’ai grandi chez mes parents en écoutant de la Motown, du R’n’B. Beaucoup de ces chansons usaient d’harmonies vocales et d’arrangements. Ce n’était pas seulement que des harmonies, mais aussi du Doo Wop, des chœurs superposant différentes mélodies. Cette richesse me fascinait.
Une sensibilité soul, inédite jusqu’ici dans votre musique, est aussi très perceptible sur « Glad Man Singing ».
Oui. J’aime ce genre d’harmonies, la musique jamaïcaine aussi. Au fond il est probablement toujours question de la même chose : beaucoup de ces chansons sont en clé majeure, ceci leur conférant une certaine lumière. Mais je pense que les harmonies vocales apportent probablement ce plus qui fait toute la différence, au-delà d’une simple pop song.
Vocalement, on vous sent aussi de plus en plus confiant.
Oui, cela m’a pris beaucoup de temps. Avec le temps, vous apprenez à bien utiliser votre voix. Encore une fois, il s’agissait de ne pas refaire le même disque. Je me suis dis : qu’est-ce que je peux changer cette fois ? Auparavant on utilisait une guitare acoustique, maintenant une électrique. Avant je murmurais tout, cette fois on chantera ! Parfois, c’est la manière de le dire qui compte.
Autre changement notable, l’usage d’éléments électroniques.
Cette fois nous avons délibérément rajouté du matériel électronique vintage. Pas mal de boites à rythme aussi. J’aime bien ces vieilles pop songs de la fin des années 60, début des années 70, lorsque les synthétiseurs étaient encore nouveaux. Les musiciens ne savaient pas vraiment comment utiliser ces synthétiseurs au son un peu bizarre et la mode n’était plus aux guitares acoustiques. J’aime lorsque ce son de synthé est un peu discordant et complète, dans une position étrange, un piano ou une guitare.
Après quatre albums pour Sub Pop, vous avez signé chez 4AD en Europe. D’autres groupes emblématiques du label de Seattle, comme The Shins, Band of Horses l’ont également quitté ces dernières années. Comment expliquez-vous cette désertion ?
Je ne peux pas parler pour les autres groupes. En ce qui me concerne, quitter Sub Pop fut une des décisions les plus difficiles à prendre de ma vie. Jonathan (Poneman, cofondateur historique de Sub Pop, ndlr) est un de mes meilleurs amis. certaines personnes chez Sub Pop sont toujours parmi mes meilleurs amis. Seulement, parfois, les changements sont bons. Warner (ndlr : la major qui a signé Iron & Wine aux Etats-Unis, détient aussi 49 % des parts de Sub Pop) me donne la chance de toucher davantage de monde, j’essaie de faire ce qui est bon pour ma carrière. En même temps, Warner m’a approché alors que le disque était fini, ce n’est pas comme si nous avions parlé puis signé un album qu’ils auraient approuvé. Ils se sont tout de suite montrés intéressés par l’album.
Pourtant, on voit beaucoup de groupes importants quitter des majors pour de prestigieux labels indépendants, réputés plus attentionnés.
Et bien cela dépend du contexte. Il y a beaucoup de grands groupes qui quittent les majors car ils n’ont plus besoin d’eux. Leur nom est assez porteur pour qu’ils puissent s’autofinancer, leur carrière n’en souffrira pas. Mais donnez-moi un exemple : quels groupes aviez-vous en tête ?
Je pense à Sonic Youth par exemple.
Justement, qui ne connait pas Sonic Youth ? (rire) C’est une décision logique. Si j’avais le temps et l’énergie requise, je monterai moi aussi mon propre label. Mais ce n’est même plus le problème. De plus, beaucoup de disques que j’adore sont sortis chez Warner. Et pour être honnête, Sub Pop est détenu à moitié par Warner, donc j’aurais de toute manière eu à sortir des disques pour Warner les dix prochaines années (rires).
Enfin, pourriez-vous commenter vos albums en quelques mots ?
The Creek Drank the Cradle (2002)
Mon premier album. Mon hobby s’est retrouvé en quelque sorte sur un disque (rires). J’enregistrais des chansons depuis longtemps de mon côté. C’est un disque qui reflète un peu un sentiment de passage, comme un homme qui grandit et parle de ce qu’il ressent, de ces différentes choses qui ont trait avec le changement.
Our Endless Numbered Days (2004)
Mon premier album enregistré en studio. Le thème était davantage axé sur la famille, les proches. Beaucoup de ces chansons ont un rapport avec la mort (rire). L’amour, dieu et la mort : ce sont les trois thèmes qui importent le plus au monde, et qui se retrouvent sur ces chansons.
Woman King EP (2005)
Sur le Woman King EP, l’effort a davantage été porté sur l’instrumentation. Il a été enregistré la même année que le EP avec Calexico, In the Reins , qui fut une excellente expérience.
The Shepherd’s Dog (2007) découle de ces deux EPs. Que dire ?
C’est votre album expérimental, le plus aventureux peut-être.
Je suis d’accord. Le fait est que vous utilisez des choses apprises au fil du temps. Et parfois, vous apprenez plus de choses. Celui-ci est le plus fructueux en terme d’expérimentations.
La question se posait de savoir ce que vous alliez enregistrer après l’orientation afro-jazz de The Shepherd’s Dog.
Je n’ai jamais eu de plan préétabli, mais j’aime beaucoup de choses. Je sais anticiper comment une chanson va sonner jazz ou électronique. J’ai du mal à choisir car je prends tellement de plaisir à expérimenter. Je peux me sentir à l’aise dans différentes maisons. Certaines maisons peuvent être plus confortables que d’autres, mais elles sont toujours habitables. Je pense que, aussi longtemps que vous croyez en vos mélodies, il devrait être amusant de toujours essayer différentes choses.
Nous avons pour habitude de demander à chaque musicien ses cinq albums favoris, mais comme vous avez dans une autre vie enseigné le cinéma, peut-être pourriez-vous nous donner vos cinq films favoris ?
Stalker – Andrei Tarkovsky
Days of Heaven – Terrence Malick
Aguirre – Werner Herzog
Faces – John Cassavettes
A bout de souffle – Jean-Luc Godard
Et beaucoup d’autres…
Iron & Wine, Kiss Each Other Clean (4AD/Beggars)
– Site officiel
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