Rien sur le papier ne prédisait à ce disque l’ampleur qu’il est en train de susciter alentour. Sandro Perri, auteur sous son nom d’un précédent album et demi lorgnant plutôt vers le folk rêche, mais révélant déjà un organe vocal hors norme et le goût d’une certaine complexité d’arrangements, semblait couler des jours heureux sous la voix lactée du label Constellation. Le Canadien enregistra notamment sous cette bonne étoile les projets Glissandro 70 ou le plus expérimental Polmo Polpo . Toujours vivant, intarissable artisan du sillon musical canadien et intraitable partisan de l’engagement à l’échelle humaine, le label de Montréal tendait depuis quelques temps, et hormis les quelques grands noms qu’il abrite, à se faire moins visible, à perdre de son aura d’il y a une dizaine d’années, à sommeiller tranquillement.
Mais grâce à cette voix très policée et ce son parfaitement maitrisé, Constellation risque de s’accaparer de nouveau, en cette fin 2011, le devant de la scène. Et à juste titre.
Impossible Spaces donc. Improbables endroits, inaccessibles espaces comme le suggère l’exotique jaquette de pyramides réalisées par l’auteur lui-même. Comme si son unique talent de compositeur ne suffisait pas.
Le format de l’album peut paraître surprenant : 7 morceaux pour à peine 40 minutes qui semblent durer des heures, heures de déambulations heureuses, de pérégrinations au gré des subtiles évolutions de chacun des morceaux, heures perdues gratuitement. Quel luxe ! “Changes” ouvre la voie sur un rythme nonchalant, entre clavier et saxophone, quand une contrebasse vient s’intercaler dans le débat. Et ce pour mieux faire progresser ces changements vers une fin flirtant avec la soul, s’achever en beat électronique avant un glissement jazz aussitôt tranché à la hache. Voilà une porte ouverte vers les sonorités et les balancements latins de “Love & Light” qui s’achèvent aussi en disco bancal et envoûtant.
La force du disque réside dans cet impétueux mouvement en avant qui enchaîne les pièces musicales les unes aux autres sans temps mort, voyage initiatique auquel n’échappe pas un “How Will I?” qui offre un espace d’expression à une flûte bientôt remplacée par l’arrivée de synthétiseurs, d’abord discrets puis qui, naturellement, donnent un nouveau prétexte d’évasion à l’auditeur, en descentes envoûtantes. Mais n’est-ce pas là quelqu’un qui tousse ?
Car cette production qui semble en tout point parfaite et immatérielle, froide et artificielle, regorge d’imperfections maitrisées, de dérapages contrôlés qui rendent à la construction ses allures les plus humaines en accordant au moindre défaut la part la plus belle, en mettant en scène toute sortie de piste.
La rencontre de la clarinette basse sursaturée et d’une guitare peinte de noire de “Futureactive Kid (part 1)” bâtissent en cette balade un des piliers inévitables de l’album. La deuxième partie repart encore vers d’autres contrées jazzy, de flûte et de contrebasse, avant que la guitare ne réclame de nouveau ses droits d’une intervention inopinée. Ces deux morceaux sont les contreforts de la majestueuse cathédrale qui se dresse maintenant devant les yeux du touriste déjà sidéré.
“Wolfman” était-il le but de cette odyssée ? Ce morceau condense en tout cas tous les ingrédients éparpillés en court de route en une architecture (de pop) baroque, foisonnante et luxuriante, qui se forge un groove souterrain au fur et à mesure que Sandro Perri laisse libre cours à sa pensée vocale, que les ponts de guitares se font ouvrages d’art suspendus enjambant des ruisseaux de subtilités mélodiques; des claviers mélancoliques côtoient alors une voix angélique avant d’abandonner – au bout de plus de 7 minutes – cette trop encombrante carapace de pop music pour libérer les ailes d’une soul blanche et pourtant si envoûtante, entêtante, que les cuivres entrent enfin en scène, qui ont vu la lumière alors que l’on atteint le sommet de l’œuvre d’art, l’illumination de l’édifice.
La descente se fera paisiblement aux sons encore une fois plus latins d’un “Impossible Spaces” qui raccompagnent le pèlerin, pour trente cinq minutes égaré, les oreilles repeintes de couleurs chatoyantes, les yeux émerveillés d’un enfant à qui furent promises des délices interdites.
Sombres méandres, labyrinthes intemporels, lumières éclatantes, pop baroque, intimité latine, errements jazz, le disque de Sandro Perri offre la chance d’appréhender un maelstrom maitrisé de couleurs et de sensations; un disque qui sort tellement du marasme de la création ambiante actuelle, qui se refuse toute étiquette pour mieux les assimiler et qui se permet d’être la plus belle production entendue cette année, peut rayonner sereinement au firmament des chefs d’œuvre sans en galvauder, pour une fois, le sens.
Sandro Perri – « Changes »