Mark Kozelek continue d’investir les contours de la guitare acoustique nylon sur un disque volumineux qui préfère la fraicheur au perfectionnisme. Quitte à s’éparpiller un peu.
Arrivé à la mi-parcours de la quarantaine, Mark Kozelek semble avoir atteint dans son art un degré de plénitude tout à fait exceptionnel. Eut-il été nécessaire de le comparer à d’autres songwriters dans le paysage contemporain, seuls Bill Callahan et (peut-être) Will Oldham seraient ses équivalents dans cette constance d’écriture et de productivité, malgré le lourd héritage des années s’accumulant.
Voilà deux ans, la grâce dépouillée d’Admiral Fell Promises et les concerts solo qui ont suivi (dont un transcendant passage à la Flèche d’Or parisienne), montrait à quel point le San franciscain a su développer une complicité étroite avec sa nouvelle compagne : une six-cordes nylon aux vertus régénératrices, succédant à l’éreintante fée électrique. Mue par cette passion de l’instrument noble, l‘auteur de Songs For a Blue Guitar y tutoyait l’élégance suprême avec une inspiration virtuose. Une relation privilégiée prolongée sur ce nouvel opus, où le peintre Kozelek continue de préférer le jeu de cordes en nylon, tout en y injectant de nouveaux ingrédients.
Peut-être quelque chose nous avait-il échappé auparavant, trop aveuglés que nous étions par l’intensité dramatique de ces chansons, mais cette épure acoustique met en lumière un parolier moins torturé que sa légende ne laisse supposer. Armé d’un sens de l’auto-dérision et d’un détachement particulièrement aiguisé sur sa condition de musicien itinérant (le précieux documentaire On Tour paru en 2010, en est d’ailleurs un autre témoignage passionnant). Son humour mordant persiste et signe sur Among The Leaves : dès les titres à rallonge que sont “I Know It’s Pathetic But That Was The Greatest Night Of My Life” et “The Moderately Talented Yet Attractive Young Woman vs. The Exceptionally Talented Yet Not So Attractive Middle Aged Man”.
Kozelek, dont la géométrie du temps n’a pas de secret, aspire aujourd’hui manifestement à plus de légèreté dans son écriture. Among The Leaves, cinquième opus studio sous l’entité Sun Kil Moon (et treizième en totalisant ceux avec les Red House Painters et en solo !) n’a pas le charme patiné de son prédécesseur. L’illustre figure de proue du mouvement Slowcore s’offre ici un disque éclectique, un peu désordonné, car copieusement garni de dix-sept compositions originales (vingt-trois titres dans l’édition Deluxe !), enregistrées seul ou avec son groupe. De par cette quantité exceptionnelle, il est difficile de mesurer en quelques écoutes toutes les nuances de ce dense recueil.
La méthode a ainsi été un peu bousculée, et les compositions enregistrées en très peu de prises. Aussi étonnant soit-il, insistons sur le fait que Mark Kozelek a pour habitude de ne jamais faire de démos avant de rentrer en studio. Cette spontanéité imbibe une bonne moitié de l’album, avec ses qualités et ses défauts. On pourrait regretter parfois que certains titres ne soient pas davantage aboutis, que la fraicheur soit préférée à la rigueur – assumée jusqu’aux titres « Track Number 8 », et « Not Much Rhymes With Everything’s Awesome At All Times ». Autre étrange composition au goût d’inachevé, « Elaine » pièce prometteuse en trois actes, donne trop l’impression de collage forcé. Ainsi Mark Kozelek l’a-t-il voulu, car cette volonté de ne pas aller où on l’attend demeure malgré tout estimable.
En dépit de certaines négligences, le rappel insistant de nos oreilles finit naturellement par nous gagner à sa cause. Toute proportion gardée, il reste encore bien des merveilles à puiser sur Among The Lieves : l’émouvant « Sunshine in Chicago » où, de sa voix feutrée imperturbable, Kozelek évoque la figure paternelle. « The Moderately Talented… » chanson simple et lumineuse, habillée d’arpèges magnifiques et de quelques ballets… Ou encore « King Fish », unique titre électrique de l’album qu’on croirait tout droit exhumé de la maison peinte en rouge. Ceux qui attendaient la suite d’Admiral Fell Promises trouveront leur bonheur du côté de « Young Love » et ses somptueux arrangements baroques ainsi que « The Winerey » et sa mélancolie tout en glissando de manche, nouveau classique… On pourrait ainsi en répertorier une bonne dizaine. Ce qui, on le convient, équivaut finalement à un grand album format « simple ». À trop faire la fine bouche, le fan de Mark Kozelek que nous sommes devient facilement insatisfait. Un album « honnête » de Sun Kil Moon tel que Among The Leaves ne peut être apprécié à sa juste valeur, en tous les cas dans l’instant présent. Le niveau d’exigence perfectionniste auquel il nous a habitués est désormais pris pour un dû. Dure injustice que d’être condamné à l’excellence.
Sun Kil Moon « Sunshine in Chicago »