Les entretiens accordés par le chanteur de The Blue Nile sont très rares. D’abord parce que depuis plus de 20 ans, la fréquence des absences entre chacun de ses albums est devenue de plus en plus en longue. Et ensuite parce que l’homme entretient le mystère autour de lui.
Le rendez-vous est pris non loin des Champs Elysées, en face de l’immeuble d’une grande radio parisienne où le musicien de Glasgow est venu interpréter une de ses nouvelles chansons. En saluant Paul Buchanan, 56 ans, il nous plait de penser que l’on aimerait vieillir comme lui : la mèche rebelle grisonnante, visage creusé et rides saillantes, il nous adresse en retour un sourire humble, comme une invitation à nous mettre de suite à l’aise, tout en en dégageant une élégance et une sérénité inhabituelles. On avait déjà remarqué ce naturel typiquement écossais, cette présence flagrante, notamment chez l’acteur Peter Mullan. Ces hommes subliment leur âge, probablement parce que le temps n’a pas réussi à atténuer l’étincelle dans leurs yeux. Le regard de Paul Buchanan est généreux et curieux.
Après l’entretien, on est sonné par cette brève rencontre – certainement l’une des plus marquantes à ce jour. L’estime que nous portions à ce gentleman à l’humilité déconcertante n’a pas faibli. Bien au contraire. Mid Air, son premier album solo, un recueil émouvant de chansons courtes simplement habillées d’un piano, est certainement la plus honnête et bouleversante musique qui vous sera donné d’entendre cette année.
Pinkushion : A quand remonte votre dernière visite parisienne ?
Paul Buchanan : Il n’y a pas si longtemps. C’était il y a quelques semaines… pour des vacances (sourire). En fait, c’est terrible à dire, mais je ne me rappelle plus quand je suis venu pour la dernière fois pour ma musique. J’aurais aimé jouer davantage ici, mais Blue Nile n’était pas assez connu.
J’ai entendu dire que vous avez vécu à Paris dans le passé.
Paul Buchanan : J’ai effectivement passé pas mal de temps ici au fil des ans. J’ai logé dans un petit appartement durant quelques mois, rue Monge. Avec une petite amie irlandaise. Les Françaises ne veulent pas de moi (sourire). Je suis aussi souvent venu lorsque j’étais gamin, avec l’école, dans le cadre de séjours linguistiques dans une famille. J’apprécie cette ville chaque fois que je viens. Juste pour l’ambiance, les gens, l’architecture, etc. Et visuellement, c’est magnifique évidemment. C’est une ville à part en Europe. Par rapport à l’Ecosse par exemple, c’est très difficile de mesurer les différences. Il y a beaucoup de bonnes choses dans mon pays, mais on ne peut pas prendre un café, observer les gens passer et discuter comme maintenant à une terrasse. Le temps n’est pas assez clément… La culture du pub n’est pas la même qu’ici dans les bars. Les Ecossais n’y vont pas vraiment pendant la journée comme on se plait à flâner ici.
C’est votre premier album constitué de compositions originales depuis huit ans. Aurait-il pu ou dû en avoir davantage durant ce laps de temps ?
Paul Buchanan : Probablement. Mais vous savez, je pense qu’il faut prendre juste ce qu’il y a à prendre. (silence…) Je travaille tout le temps. Peut-être que certains peuvent imaginer que c’est de la paresse. Mais ce n’est pas le cas. Ces derniers temps, j’ai aussi travaillé en Angleterre sur un autre disque. Mais je ne l’ai pas encore terminé.
Vous parlez de l’album enregistré avec Shirley Manson ? (ndlr : Paul Buchanan a récemment collaboré avec la chanteuse de Garbage mais l’album a été refusé par la maison de disque, jugé trop « expérimental »).
Paul Buchanan : Non, non. Shirley est juste une amie. Il se trouve qu’elle était en train d’expérimenter, elle essayait de collaborer avec différentes personnes et j’ai un peu participé.
Je parlais plutôt d’un album dans la perspective de Blue Nile. Finalement, ce disque au piano a abouti le premier. Mais pour revenir sur cette longue absence, oui, je vois absolument ce que vous voulez dire. Peut-être que certains musiciens sont plus bénis ou doués que d’autres. La musique leur vient plus facilement et je les admire pour ça. Mais en même temps, je pense que tout cela est très individuel : il faut savoir maintenir son intérêt pour ce que l’on fait, c’est une question de personnalité. Pour moi, si j’avais un album à faire dans l’instant, je ne saurai pas quoi faire. Je serai perdu. Je ne m’attends pas à ce que les gens soient intéressés par ce que je fais. Bien que je sois toujours intéressé par la musique… Comme je vous le disais tout à l’heure du point de vue créatif, vous prenez ce qu’il y a à prendre. Certains prennent beaucoup, d’autres peu. Mais je n’ai pas de problèmes avec ça.
Il n’y a aucune question de pression liée au temps ?
Paul Buchanan : Tout le monde aimerait secrètement être Superman, un millionnaire ou un héros. On veut ce genre de choses, spécialement peut-être quand on est jeune. Mais je pense qu’il est important de faire quelque chose dont on espère qu’il durera un peu. Tout ce qu’on fait ne restera pas, mais si deux ou trois choses perdurent et que le travail est bien fait, cela me convient. Je ne suis pas inspiré par Dieu ou autre, mais on se doit d’être humble dans ce que l’on fait. A vrai dire, je me sens chanceux, car certaines de mes chansons ont acquis cette qualité : certaines connaissent une longévité au Japon, d’autres en Amérique…. Peut-être qu’on n’atteint pas tout ce que l’on veut, et c’est mieux ainsi. Bien sûr, on ressent la pression du temps. Je n’en dors pas des fois la nuit : « Aurais-je dû faire ceci, aurais-je dû faire cela ? » Mais avec le recul, ce n’est pas si mal. Je n’ai pas de problème avec ça.
Vous avez souvent dit que vous écriviez toujours la même chanson. Et justement, en réécoutant les vieux albums de Blue Nile, une chanson m’a interpellé, « Family Life », sur l’album Peace at last (1996). C’est une chanson au piano, très sobre, à peine accompagnée d’arrangements de cordes. Elle préfigure un peu Mid Air, tant sur le plan du thème des textes que de la musique.
Paul Buchanan : (il sourit) C’est un bon point de vue. D’une manière assez drôle, ces chansons liées entre elles par le thème de la famille. J’essaie de ne pas trop les analyser, mais de leur apporter une structure, je me focalise sur l’être humain, c’est l’idée d’origine. A ce stade, l’inconscient ne dicte pas ce qu’on est en train de faire. Et je l’accepte. « Family Life », par bien des aspects, est une chanson personnelle. J’étais moins concerné à l’époque de Peace At Last par le fait de créer un aspect visuel dans mes chansons. Mais je suis d’accord, « Family Life » est probablement ce qui se rapproche le plus de Mid Air.
Le minimalisme du piano procure aux textes une portée très forte. Est-ce délibéré ?
Evidemment, les textes doivent toujours avoir une place importante. Mais certainement que cette fois, la musique étant tellement simple, on devient plus attentif à chaque parole et à chaque intonation de la voix, que votre voix craque ou que vous laissiez les mots glisser… J’aime l’alchimie ténue du piano et de la voix, les silences qu’elle produit, et puis la mélodie qui revient encore. Je voulais que ce soit ainsi pour l’album. Laissons les gens suivre ce dont ils sont conscients…
Pouvez-vous développer ?
Si je vous dis 1, 2, 3, 5… vous me direz délibérément 4. Mais moi, je n’ai pas forcément envie de dire 4. Car vous connaissez déjà 4. J’essaie d’avoir la foi en cette pensée, c’est une expérimentation. Vous ne savez pas si vous avez raison ou si cela va fonctionner, mais il faut essayer. Certains comprennent et aiment cela, certains n’aiment pas, tout simplement, d’autres me remercient d’avoir enregistré ce disque…
Pour moi, c’était nécessaire, car je suis fatigué. Fatigué de ces gens qui disent ce qu’il faut faire, toutes ces publicités en général. Lorsque vous rentrez aujourd’hui dans un magasin, c’est sans fin : on vous dit d’acheter ceci, propose d’acheter cela… On est submergé. Je suis sûr que vous connaissez cela vous aussi. Si vous allez pour simplement acheter du bacon, tout va bien. Mais si vous ne savez pas précisément ce que vous avez en tête, vous serez perdu dans les étalages. C’est l’expérience que j’ai voulu tenter avec cet album. Je ne voulais pas qu’il soit lissé ou trop sonorisé. Pourquoi votre petite amie se maquillerait-elle tous les matins ? Il n’y a pas de fête tout le temps. Ça n’a pas de sens. Je ne m’attends pas à ce que quelqu’un achète ce disque. Je veux juste aller de l’avant.
Et finalement l’album a grimpé à la tête des charts en Ecosse. Ça a dû être une énorme surprise pour vous.
Paul Buchanan : (Rire) Ha ! C’est sûr. L’album a bien marché dans les charts nationaux. Mais pour être honnête, on est heureux d’un côté, et de l’autre, on ne comprend pas le sens de ce succès. Ce monde est celui d’Adele, de Rihanna et de Coldplay… Voilà ce qu’on attend de musiciens classés dans les charts. Mais c’est très bien, on continue juste à travailler, et faire du mieux qu’on peut. J’étais à Barcelone à la fin de l’enregistrement de l’album, et je suis retourné visiter la cathédrale de Gaudi. C’est une architecture fantastique, incroyable. Sur un des côtés, sur certaines pierres, il y a de tous petits dessins, des gravures. Et ces petits dessins, on dira que c’est mon but, ma quête musicale. Je ne construirai jamais une cathédrale, j’en serai incapable.
Laisser une trace, aussi modeste soit-elle…
Paul Buchanan : Exactement.
Il y a une chanson qui me touche particulièrement sur l’album, elle s’appelle « Two Children ». Une histoire très simple et très juste sur l’usure du couple. Est-ce un texte en partie autobiographique ?
Paul Buchanan : Non. Je n’ai pas d’épouse ni d’enfants. C’est inspiré de quelques histoires. Lorsque je vais au supermarché, je vois des couples avec leurs enfants faire la queue devant l’épicerie, et évidemment ils ont des amis avec des enfants. On peut sentir parfois une certaine pression pour le couple, les enfants qui crient, la difficulté de les élever, ces gens qui sont fatigués. J’essaie d’imaginer une conversation entre l’homme et la femme. J’aime beaucoup le dernier paragraphe : « I wasn’t sure whether to say. Ask me if I still love you… Ask me if I am grateful, watches fall down to my knees. » Voyez ce couple, c’est exactement ça (ndlr : en face de nous dans la rue, un couple avec deux enfants avancent, visiblement pressés, l’homme tire la poussette et semble énervé).
On sent que le contexte et le lieu ont une place importante dans vos paroles. Les histoires ont une structure, comme dans une pièce de théâtre.
Oui. Dans « Wedding Party », la scène commence dans un parking. Des invités attendent, allument une cigarette, l’un d’eux est en colère, ils parlent… A la fin, je voulais que ces deux personnes, au lendemain du mariage, discutent de leurs différends. La difficulté de l’exercice est de retranscrire le sens de l’émotion en deux minutes trente. 1, 2, 3, 5…, c’est ce dont je voulais parlais tout à l’heure (sourire).
Cinq albums favoris, par Paul Buchanan
Beatles – Sergent Pepper Lonely Heart Club Bland
Mahler 5th symphony – Adagietto
Jussi Björling – Puccini
Marvin Gaye – What’s Going on
Prince – Sign of The Times
Paul Buchanan, Mid Air (Newsroom Records / Module Records)
Crédits Photo : Marie Genin