Objet d’un culte en tout point justifié et cultivant, peut-être même inconsciemment, l’art de se faire désirer, Bill Fay, la soixantaine bien sonnée, nous fait le coup du come-back génial et inespéré.


Patience est mère de toutes les vertus’’ : voilà bien un adage qu’il faut faire sien lorsque l’on se prend de passion pour un artiste de la trempe de Bill Fay. Re-contextualisons, tout d’abord, le parcours artistique du bonhomme afin de mieux comprendre le sacerdoce temporel de son audience. 1967, cet alors tout jeune singer-songwriter anglais signe avec Deram, label sur lequel il va sortir deux disques entre 1969 et 1971, Bill Fay et Time Of The Last Persecution. Soit une paire d’albums que d’aucun considère, à raison, comme deux merveilles (le premier étant très orchestré et d’inspiration plutôt baroque par instant, tandis que le second plus rock, tend parfois vers le psyché) ayant su passer avec brio l’épreuve du temps pour atteindre le statut de classiques trop méconnus, voire inconnus. Deux opus introductifs rangeant sur le plan stylistique, leur auteur dans le même casier que Bob Dylan, Leonard Cohen ou Nick Drake mais doté également d’un souci maniaque pour le détail acoustique et d’une passion pour les arrangements prog-folk pouvant rapprocher tout autant Fay d’un Tim Buckley ou d’un Scott Walker. Pourtant ses deux albums ne vendent pour ainsi dire rien, restant réservés à quelques happy fews : conséquence directe de cet échec commercial, Fay est remercié par son label et disparaît des radars pendant presque quarante ans !

L’Anglais ne refait surface qu’en 2005 lorsque, consécutivement à la parution de démos antérieures à ses deux premiers albums sous l’intitulé From The Bottom Of An Old Grandfather Clock, il a enfin l’opportunité de faire sortir son troisième album, Tomorrow Tomorow and Tomorrow (accrédité à Bill Fay Group), une œuvre enregistrée à la fin des années 70’s mais jamais éditée, faute de label. Le pied remis à l’étrier par ce double coup de projecteur bienvenu, encouragé par de fervents et célèbres admirateurs tels Jeff Tweedy (qui a coutume de reprendre Fay sur scène et qui, renvoi d’ascenseur oblige, est invité sur Life Is People), Nick Cave et Jim O’Rourke, Fay livre quatre années plus tard, Still Some Light, un disque hybride constitué de deux galettes, la première regroupant des enregistrements inédits datant de 70 et 71, tandis que la seconde n’est constituée exclusivement que de morceaux récents captés à la maison. Puis, re-hiatus (court pour le coup, à peine trois petites années) avant d’arriver à ce merveilleux Life Is People, troisième album si l’on s’en tient aux officiels, cinquième si l’on prend en compte les officieux. Mais après tout, qu’importe la chronologie chaotique (et le sentiment de vivre le parcours du mélomane-combattant) puisqu’ici, une fois encore, la qualité prime et avec elle, l’émotion.

Life Is People est donc un vrai et beau retour en grâce pour cette antithèse aux incontinents musicaux (les Will Oldham et autres Robert Pollard, le genre d’individus qui composent comme d’autres se sifflent des bières, à la chaine), un sommet d’écriture doublé d’une leçon de bon goût dans l’art subtil de l’arrangement. Le premier très bon point du disque est qu’il n’est jamais passéiste, qu’il ne regarde pas dans le rétroviseur d’un point de vue artistique. Pour autant, Fay ne cherche pas non plus à sonner de façon moderne ni même à céder à un jeunisme ambiant de bon aloi. Il paraît plutôt avoir trouvé le juste équilibre entre la composition et sa mise en son, offrant à l’album un aspect apaisé, lumineux et mélancolique à la fois. Comme hors des modes et hors du temps. Sur le papier pourtant, rien n’était gagné et tout paraissait même être mis en place pour courir au désastre : le fait que Fay soit entouré de certains des musiciens accompagnant habituellement Noël Gallagher alimentant légitimement cette peur de tomber dans le trop costaud et le pas assez fin ; et puis cette mélancolie annoncée (« The Never Ending Happening », « The Coast No Man Can Tell ») qui, on le sait pour l’avoir subi plus souvent qu’à son tour, peut soudainement basculer dans le mièvre ou le lacrymal le plus racoleur qui soit ; sans compter même sur ces références théologiques (« The Healing Day »), mystiques (« Cosmic Concerto (Life Is People) ») ou juste religieuses (« Thank You Lord », « There Is A Valley ») pouvant rapidement faire passer leur auteur pour un illuminé des familles ; et l’on ne parlera même pas de ces influences d’obédiences soft-rock 70’s (« This World » en duo avec Tweedy) voire même gospel (« Be At Peace With Yourself », « Empires ») pouvant faire virer l’ensemble au kitch.

Mais dès les premières mesures de l’album, dès l’entame de « There Is A Valley » l’angoisse se dissipe d’emblée : la délicatesse est bien au rendez-vous et la retenue de rigueur. Même la reprise du classique de Wilco « Jesus etc. » en mode piano-voix, pourtant casse-gueule de par donc son dépouillement extrême, confine au divin (expression de circonstance s’il en est, et seyant parfaitement à l’album dans son ensemble). Wilco et son leader décidément très présents et cités sur ce disque, et ce jusque dans la mélodie tout en crescendo de « Cosmic Concerto (Life Is People) » qui renvoie à celle de « Sunken Treasure », comme si un fil d’Ariane relié musicalement les deux songwriters. En fait, tout ici renverse et en premier lieu, la voix du vieux Bill qui, de par son mélange de candeur et de détermination, peut rappeler celle de Johnny Cash période Rick Rubin, lorsqu’il s’agit d’évoquer le spirituel avec détachement, presque nonchalance. En élément central de l’ossature de l’album, le piano offre lui une belle et dense solennité à la plupart des chansons, accentuant plus encore leur aspect majestueux tout en soulignant la profondeur de leur propos. Autour de l’instrument de prédilection de Fay, tout le monde joue de façon feutrée comme chez Tindersticks et concernée comme chez les Bad Seeds, pour un résultat tout juste merveilleux. Le travail d’enregistrement est lui aussi à applaudir : confiée à un certain Joshua Henry (fan de Fay depuis son enfance, au point d’avoir fait preuve de prosélytisme auprès de ce dernier pour qu’il remette les pieds dans un studio), la production est adéquate. Chaude, ouatée et précise, elle est tout au service des compositions, épousant leur dynamique en permanence, procurant ainsi un confort d’écoute idéal.

À dire vrai, on cherche de ci de là ce qu’il y aura à redire, un point venant noircir le tableau, histoire de faire le chichiteux : peine perdue. Life Is People est de ces œuvres que l’on écoute en boucle, admiratif et ému. Heureux aussi. Le constat est donc définitif, sans appel : s’il ne s’agit pas à proprement parler d’une résurrection, ce retour aux affaires de ce génie malchanceux qu’est Fay a pourtant tout du miracle. Hallelujah !

Bill Fay « This World » directed by Tim Rutili