Sept ans après la sortie de Extraordinary Machine, Fiona Apple revenait hanter les bacs avec un nouvel album à la grâce unique, déroutant et courageux.
Deux après la sortie de The Idler wheel is wiser than the driver of the screw and whipping cords will serve you more than ropes will ever do, que peut-on dire de cette artiste tourmentée et instable qui semble s’être laissée envahir par ses déséquilibres au point d’agresser verbalement l’une de ses fans?
Fiona Apple est une guerrière. Il suffit d’écouter ses textes, de l’entendre chanter ou encore d’observer sa carrière et ses démêlés avec l’industrie du disque, pour comprendre que cette jeune femme est une formidable combattante. Une artiste précieuse, parfois déconcertante, mais qui est devenue totalement indispensable dans notre univers aseptisé, où l’on s’évertue à commémorer inlassablement les gloires passées, où triomphent des résurrections inachevées et souvent purulentes «de l’art du siècle dernier». Isolée de cette «armée des morts», Fiona Apple s’est également éloignée des orchestrations soyeuses de ses précédents albums pour livrer un disque brut, dans lequel le martèlement de son piano se mêle aux différentes percussions de Charley Drayton, par ailleurs excellent batteur.
Quelques rares instruments additionnels viennent agrémenter l’acoustique de cette étonnante ossature, dans laquelle vient se frayer l’immense voix de Fiona Apple. Ces arrangements spartiates constituent une armature idéale pour les nouvelles compositions d’une chanteuse au débit parfois proche du hip hop et dont les envolées lyriques peuvent être aussi bien caressantes que rageuses. Sur cet album, Fiona Apple scande des paroles au vitriol sur des rythmiques organiques, forgées d’éléments de batteries désossées, mais aussi de grincements de portes, de claquements de claviers, de bruits de pas… Ce duo avec Charley Drayton, n’a rien de surprenant quand on connaît la carrière de la chanteuse. Fiona Apple s’est constamment entourée de batteurs surdoués, qui de Matt Chamberlain (Brad Mehldau), en passant par Ahmir Thompson The Roots ou le légendaire Jim Keltner, ont toujours parfaitement su servir son univers, accompagnant le martèlement de ses remords, détresses et autres colères.
Ce choix d’arrangements a priori déroutants et iconoclastes est peut-être l’une des causes qui peut expliquer le temps mis par Epic pour sortir un album vraisemblablement enregistré entre 2008 et 2009. Pourtant, rares sont les disques aussi inspirés que The Idler… Du côté des artistes contemporains, on pourrait citer le dernier The Dö qui a survolé la production récente par son inventivité et ses qualités mélodiques. On pourrait également chercher du côté des francs tireurs, tel l’indispensable Mark Lanegan. Le premier album solo de l’ex Supergrass Gaz Coombes a su également défricher une voie intéressante, qui démode considérablement le dernier effort de son ancien groupe… Le côté «cri primal» de The Idler…, nous incite également à lorgner du côté du premier album de John Lennon. D’ailleurs la tension palpable dans le morceau « Regret », tout comme l’utilisation du piano et la répétition du mot Remember, ne sont pas sans évoquer le « Remember » de l’ancien Beatles…
À l’image de ces artistes, Fiona Apple a le goût de l’expérience et n’hésite pas à se mettre à nu comme sur les superbes ballades « Valentine » et « Werewolf » où les paroles trahissent un désespoir empli d’un second degré amusé («You didn’t see my valentine / I sent it via pantomine» sur « Valentine »). Dans le virevoltant et audacieux « Left Alone », une rythmique jungle joue avec la chanteuse, qui semble y prendre un malin plaisir. L’espièglerie de la jeune femme rejaillit également dans l’extraordinaire « Daredevil » («But don’t let me / ruin me / I may need a chaperone»). L’introspection, qui pourrait être le fondement de toute l’Å“uvre de Fiona Apple, est particulièrement audible dans le touchant « Jonathan ». « Anything we want » et « Every single night » apportent un peu plus de légèreté, bien que ce terme ne soit décidément pas adapté pour parler de la musique de l’américaine. Eternelle inadaptée, Fiona Apple avoue, dans le refrain de « Anything we want », vouloir retrouver l’innocence de son enfance. Cette période idéalisée lui permettrait sans doute d’être de nouveau en proie à une certaine idée de légèreté qui rayonne sur le très joli portrait de Fiona enfant, assise à son piano et disponible dans le livret de l’album. Étrange lueur perdue parmi les sombres dessins de l’artiste… « Hot Knife » conclut ce somptueux album sur une rythmique tribale où un piano maladif accompagne un chÅ“ur tout à tour séduisant et inquiétant, qui martèle inlassablement «I’m a hot knife, I’m a hot knife, he’s a pot of butter». Savoureuse combustion.
Il est fortement conseillé de choisir la version «deluxe» de l’album, qui propose une reproduction d’un cahier d’écolier rempli de textes, croquis et autres dessins torturés, qui accompagnent parfaitement les premières écoutes de The Idler… À noter enfin que cette version «deluxe» dispose d’un DVD comportant 5 extraits d’un concert enregistré en mars 2012. Extraits qui ne pourront que nous faire regretter le récent isolement de l’Américaine.