Après un Penny Sparkle au goût amer, ce neuvième opus du trio new yorkais s’avère-t-il un fiasco ou celui de la rédemption ? Éléments de réponse ci-dessous.


Commençons cette chronique de façon frontale et quelque peu abrupte : dans la série chronique casse-gueule, je demande Barragan de Blonde Redhead. Pour quelle raison ? Ce neuvième album vient après leur plus mauvais disque à ce jour, Penny Sparkle. Sans être vraiment mauvais, leur plus inintéressant. D’où la question cruciale que tout un chacun se pose en se rasant chaque matin : vont-ils continuer leur plongée dans les abîmes de l’ennui ou redresser la barre ? Un début de réponse nous était donné au début de l’été avec deux extraits diffusés sur le net . Deux bombes, l’une léthargique et hypnotique, la seconde orientée dance façon Liars , propice pour nous de développer deux pistes de réflexion (pas trop intense non plus) :
– La réflexion optimiste : retour à leur meilleur niveau laissant augurer un très grand album.
– La réflexion pessimiste : comme dans les bande-annonces au ciné, condensé du meilleur pour attirer le chaland et déception sur la longueur.

Et donc, qu’en est-il finalement ? Retour au meilleur niveau ou on prend les mêmes, on recommence et on finit par abandonner une fois pour toutes Blonde Redhead, se disant que cette fois-ci la cause est vraiment perdue ? Élément de réponse ci-dessous.
Des chants d’oiseaux, un bruit de rocking chair, une guitare acoustique, puis plus tard une flûte et au loin le chaos citadin. C’est tout ce qu’il faut à Blonde Redhead pour introduire Barragan, neuvième album du trio. Une ambiance apaisée, bucolique, un groupe qui paraît avoir fait la paix avec ses démons, voilà ce que semble introduire Barragan. Faut-il pour autant s’y fier ? Dans l’absolu, avec « Lady M », la réponse est clairement positive. Morceau classique de la seconde période du groupe, sorte de très belle valse triste, le morceau n’apporte rien de nouveau à l’édifice Blonde Redheadien. De là à se dire que cette nouvelle pierre semble partie pour être belle mais passablement chiante sur la longueur, il n’y a qu’un pas que la première écoute va conforter. De fait, si on survole Barragan, seul le long et hypnotique « Mind to be Had » retiendra l’attention. Le reste est beau, certes, mais loin d’être exceptionnel.

Pourquoi y retourner alors ? D’abord pour Mind to be had, magnifique relecture krautrockienne de Joy Division façon Blonde Redhead puis pour voir si on ne serait pas passé à côté de quelque chose, de quelques fulgurances qu’on n’aurait pas forcément remarquées à la première écoute. Et là, au bout de la seconde écoute, puis de la troisième puis des quarante ou cinquante autres, votre chroniqueur a fini par arrêter de compter au bout de la première semaine, se révèle un album beaucoup plus riche, complexe et passionnant qu’il ne le laissait croire.

C’est, en premier lieu, une oeuvre baroque et minimaliste dans lequel le trio déstabilise en virant le superflu, les superpositions inutiles, où tout est réduit à son minimum ( guitares, rythmiques, vocaux) pour ne garder que l’essentiel, où le superflu s’apparente donc à quelques arrangements baroques et des apports un tantinet expérimentaux genre fields recordings. Bref, un album de prime abord simple, sans mystères apparents.
Heureusement pour l’auditeur, c’est ensuite un disque pernicieux, à combustion lente, qui voit l’étrangeté, le bizarre s’incruster dans la plupart des morceaux, quelque chose de très Lynchien, notamment sur le magnifique et flippant « The One I love », où la beauté, la mélancolie est lacérée par l’abstraction d’une musique quasi concrète. Un disque où les morceaux les plus ordinaires partent systématiquement en vrille à un moment ou à un autre : « Lady M », et sa dissonance finale, le minimal, rigide et félin « Cat on Tin Roof » qui, à partir de 2’20 voit l’arrivée d’un clavier passablement éméché lui griffer la face, et surtout l’impressionnant massacre qu’est « Defeatist Anthem » dans lequel le trio explose après une première partie dream pop trop convenue, ravage et défigure à coup de bruits urbains, d’abstractions expérimentales proche du dub. Histoire de tourner le dos définitivement à sa période atmosphérique.

Barragán est également un disque à forts relents hypnotiques, avec pour preuve, « Mind to be Had », « Dripping et « No more honey ». Soit trois variations pour un même résultat : fasciner l’auditeur et lui faire perdre définitivement pied. Grâce à un morceau d’essence dance, aux beats rachitiques, rigide mais totalement vrillé de l’intérieur (« Dripping »), un autre sous substances hallucinogènes anesthésiantes (« No more honey ») et enfin avec un long trip robotique, kraftwerkien d’un abord inhumain mais dans lequel la machine se dérègle et semble avoir de drôles d’états d’âme.

C’est enfin et surtout un disque crépusculaire, d’une résignation latente, dans lequel le trio abandonne définitivement la tension passée au profit d’une mélancolie qu’on devine profonde, présente dans la totalité de Barragan mais surtout sur les magnifiques « Penultimo » et « Seven two », chantés de concert par Kazu et Amedeo, véritables crève-cÅ“ur. Certains diront que la mélancolie a toujours été présente sur les disques du trio, surtout depuis Misery. Elle l’était certes mais toujours contrebalancée par une tension sous-jacente. Ici, nulle trace de tension mais une tristesse suintant par tous les pores, un certain renoncement : le groupe a vingt ans, le sait et semble accepter l’inéluctable patine du temps. La vitesse, l’énergie, le rock, même la dream-pop, tout ça ne sont plus que des souvenirs auxquels Blonde Redhead a définitivement tourné le dos et part pour un ailleurs inconfortable et expérimental vers lequel l’auditeur, déconcerté, n’aura peut-être pas envie de les suivre. Mais un ailleurs qui, au fil des écoutes, s’avère passionnant car le groupe ne renonce en aucun cas à son identité et encore moins aux mélodies. Celles-ci restent le plus souvent accessibles et entêtantes, vous poursuivant longtemps après la fin de l’album.

Alors, tout compte fait, après une déception relative lors de la première écoute, Barragan semble être un retour à leur meilleur niveau . Pourtant, il est clair que le disque va diviser comme jamais : trop classique, trop chiant, trop ceci, trop cela, loin du niveau de 23, de Misery is a butterfly, pas assez tendu, trop mou, trop maniéré. Les critiques acerbes vont fuser mais ne vous y fiez pas (car votre chroniqueur a toujours raison) : Barragan se dévoile pudiquement au fur et à mesure des écoutes et demande un effort pour lequel nous, auditeurs compulsifs, ne sommes plus habitués.

Laissez vous simplement happer par ce disque plus profond qu’il n’en a l’air, nouveau sommet d’une discographie déjà riche et passionnante, d’un groupe décidément surprenant par sa capacité à se remettre en cause et à retomber sur ses pattes.