A pas feutrés Sufjan Stevens entrouvre la porte de son histoire personnelle. Ces onze vignettes musicales sont à analyser comme un exercice cathartique, mais à écouter comme une symphonie discrète.


Sans tambours ni trompettes, mais avec frissons et murmures, Sufjan Stevens se livre et s’expose. Carrie & Lowell est le titre de son septième opus. C’est aussi l’histoire de sa mère et son beau-père. Carrie quitte le père de Stevens alors encore petit enfant et se remarie à Lowell. Un mauvais scénario se met en place : rupture, retour temporaire, séparation définitive. Associée à ça, une mère tourmentée et malade engagée dans une spirale négative (schizophrénie, troubles bipolaires, alcoolisme). En révélant ce fragment de vie intime, Sufjan extériorise ses sentiments – contraires – et rend un dernier hommage à Carrie, décédée d’un cancer en 2012. Le pardon et les blessures sillonnent cette Å“uvre. Musicalement, ce disque nous berce par son tempo minimaliste, mais nous retourne par son contenu fortement autobiographique, réaliste et affectueux. Au diapason, l’instrumentation réduite au minimum – guitare acoustique, piano, banjo et quelques nappes célestes de claviers – enveloppe le propos.

Sufjan nous sollicite … on ne veut surtout pas déranger … mais rien n’y fait, déjà dans les lieux, on tombe instantanément sous le charme : « Death with Dignity », premier morceau, capte toute notre attention et touche d’emblée sa cible. L’allure et le mouvement sont posés et relax, le tempo est rudimentaire. Tout est simplement et imparablement exprimé. On y perçoit quelques accords de guitares associés à un piano chaleureux. Ce titre donne le ton général, les propos sont forts : «I forgive you mother I can hear you, and I long to be near you/ But every road leads to an end »

Sufjan Stevens est un formidable conteur et témoin de son temps, mais aussi un fin lettré. Sa discographie déjà bien fournie présente une palette d’influences diverses. Il a déjà vécu plusieurs vies musicales : confortablement adossé à un folk-pop il flirte régulièrement avec une pop baroque et symphonique. Il s’engagea aussi sur le terrain de l’électronique décomplexée (The Age of Adz) et s’aventura sur les territoires inhospitaliers du hip hop. Ses textes se construisent sur l’histoire de son pays – l’Amérique. Deux albums voient le jour : Michigan (2003) et Illinois (2005). Influencés par la religion en particulier sur Seven Swans (2004) les inserts autobiographiques demeurent abondants ; ils produiront de grandes chansons. Un mélange bien maitrisé qui le démarquera rapidement de ses congénères.

“Carrie & Lowell” est une procession en lo-fi mineur. Certains titres sont enregistrés sur IPhone dans une chambre d’hôtel ! Les morceaux suivants sont dix autres instantanés de son histoire familiale. Folk minimal et prenant, aux textes habités par sa relation avec Carrie, on relèvera : l’angélique « Should Have Known Better » où la guitare acoustique se mêle aux voies de Stevens mixées sur différents niveaux – on pense à Viny Reilly (Durutti Column) ; le suivant « All of Me Wants All of You » est une merveille qui nous fait fondre et nous touche au plus profond – cristallin ! ; « Fourth of July » est le centre névralgique du disque, peut-être le premier morceau écrit pour accompagner sa mère une dernière fois : « It was night when you died, my firefly / What could I have said to raise you from the dead? /Oh could I be the sky on the Fourth of July? ». Le morceau se clôt majestueusement sur les paroles implacables « We’re all gonna die » qu’on se surprend à reprendre. Les autres titres s’enchainent et s’étirent. On respire le même air. Le rideau est tiré, Sufjan fait dorénavant partie de la famille.

Carrie & Lowell est sans doute un exercice de style risqué. Il aurait pu manquer sa cible. Il n’en est rien. Sufjan Stevens y a mis tout son cÅ“ur. Jamais larmoyant ce concept album sera à coup sûr une Å“uvre à part dans sa carrière. Artiste au gout sûr et à la sensibilité développée, Sufjan Stevens n’aura jamais jusqu’ici bombé le torse. Plutôt Nebraska que Born in the USA donc !