Après la claque bruitiste de Monomania, Deerhunter se réinvente avec brio en lorgnant vers le rock et la pop FM. Tout en gardant sa singularité.


On avait laissé Deerhunter en 2013 avec l’enragé Monomania, qui reflétait par ses décharges bruitistes les tourments de son chanteur. On retrouve aujourd’hui le groupe assagi, et ce Fading Frontier figure comme un disque de renouveau après le grave accident qui a cloué son leader plusieurs semaines dans une chambre d’hôpital.

Bradford Cox justement, tête pensante hors norme de la formation d’Atlanta, esprit frondeur dans un corps émacié et façonné par le syndrome de Marfan, une maladie génétique dont souffrait aussi Joey Ramone (ou Rick Wilder, récemment apparu dans un clip d’Ariel Pink). Cox fait référence à cette sombre fatalité quand il chante « I Was Born Already Nailed to the Cross », et plus largement à son obsession de la mort, de la survie et de la renaissance, thèmes récurrents dans l’Å“uvre de Deerhunter.

Dans l’ensemble pourtant, le disque est lumineux. Par sa tonalité musicale d’abord : Fading Frontier est un disque très mélodieux, qui s’ancre dans une dream pop aux accents électro parfois à l’opposé de l’opus précédent et de l’habituel rock garage dissonant qui ont fait la marque de fabrique du groupe. Les claviers, beaucoup plus mis en avant que dans les productions précédentes, y sont pour beaucoup dans cette exploration d’un nouveau territoire musical.

L’album débute avec « All The Same », où l’on retrouve le phrasé singulier de Bradford Cox et ses mots scandés qui apostrophent l’auditeur. Les guitares carillonnantes et les claviers vaporeux installent un léger motif psychédélique, tandis que Bradford Cox martèle un positivisme déterminé : « You should take your handicaps/Channel them and feed them back/Till they become your strength ». « Living My Life » reprend ce credo de manière plus apaisée avec ses voix qui s’entremêlent et ses chÅ“urs élégiaques.

« Breaker » creuse ce sillon pop 80’s (Bradford Cox a déclaré avoir été influencé par des groupes comme REM ou INXS), et s’impose, n’ayons pas peur de nous mouiller, comme l’une des plus belles chansons de l’année. Les voix du chanteur et du guitariste se répondent et se fondent dans un refrain qui rappelle un Tom Petty au meilleur de sa forme. Les arpèges, aussi délicats que de la porcelaine, semblent danser sur un fil de verre tandis que la basse et la batterie dessinent un motif plus monorythmique, avant qu’une montée de claviers ne vienne embraser l’ensemble. Un morceau qui a tout pour devenir un classique pop-rock.

« Snakesin », tout en représentant un trait d’union avec l’énergie des efforts précédents, surprend par sa production plus claire et son groove funky. Comme si Deerhunter avait voulu se débarrasser de ses atours bruitistes pour mieux polir ses mélodies et élargir son horizon. En attestent les nappes de synthé et le tempo ralenti de « Take Care », le clavecin de « Duplex Planet », la basse ronde de « Ad Astra » ou les guitares désaccordées de « Carrion » qui rappellent le Sonic Youth des tous débuts, celui de I Dreamed I Dream. Sur « Leather & Wood », une batterie élémentaire, quelques notes de piano et des effets de distorsion accompagnent les acrobaties et facéties vocales de Bradford Cox : une voix légèrement chevrotante, en apesanteur.

En repoussant les frontières de son identité sonore, Deerhunter s’affirme avec ce septième album comme un des meilleurs groupes de rock américain en activité. Seuls les aficionados les plus obtus regretteront peut-être une ou deux chansons plus enlevées, pour mieux assurer le trait d’union et signifier la mue d’un groupe aussi déconcertant que passionnant.

Yuri Klosser