Après être sorti du « Tunnel Végétal », le fabuleux Thousand nous invite à rejoindre son brillant road-trip de chansons enténébrées, à la conquête de l’Éden.
Dans le Tunnel Végétal il y a deux ans, Thousand (double musical de Stéphane Milochevitch) chantait pour la première fois en français après deux premiers albums folk. Il s’ouvrait alors de nouvelles perspectives, vagabondait dans un labyrinthe luxuriant, et s’inventait une signature musicale singulière. On remontait avec lui le fil d’Ariane d’un couloir fumant, guidé par une voix doucement rauque, sculptant un surréalisme égrenant un sentier de chansons pop aux teintes sibyllines. Les titres « La vie des mes sœurs » ou « La nuit des plus beaux jours de ta vie » contenaient notamment des instants de beauté suspendue. On voyait difficilement le bout de ce tunnel fantasmagorique, pour notre plus grand plaisir. Deux ans plus tard, on se souvient encore parfaitement de cette quête magnifique dans le clair-obscur.
Au Paradis, c’est le nom du nouvel album de Thousand. Comme deux ans auparavant, Sylvain Joasson est à la batterie, Olivier Marguerit (aka le très bon « O ») aux claviers et aux percussions, et la voix d’Emma Broughton (Orouni, Blumi) ouvre sur les grands espaces en approvisionnant les chansons en points de vue panoramiques. Sur « Merle Hagard », morceau ouvrant l’album, on se dit que, comme il y a deux ans, la voix de Thousand continue de s’accouder en français et avec panache contre son mur imagé de sons et de mots. Les bases rythmiques sont toujours rebondissantes, avec l’usage d’hypnotiques claviers qui balancent. Les morceaux s’entrouvrent lentement comme de lourdes portes en bois massif, sans qu’on sache ce qui se love derrière. Et ils prennent le temps de s’installer et de nous révéler leurs pouvoirs solaires. Les arrangements gagnent encore en hardiesse et apportent aussi leurs lots de surprise, tel que l’apport saisissant d’un majestueux ensemble de cordes écrites et arrangées par Bryce Dessner (The National) décorant le titre « Des fleurs dans un feu ». De l’autotune métamorphose la voix d’Emma Broughton sur « Jeune femme à l’ibis ».
© Romy Alizée
Milochevitch est batteur depuis ses sept ans, et a passé son adolescence au Texas. Dans « Mon dernier voyage », premier single oxygénant sorti en janvier dernier, il chante « J’avoue je donnerais ma vie pour un tour dans ton jean Jean 11:35 « Jésus pleura » Miskine. » Dans « Au Paradis » titre éponyme à l’album, il divague : « je glisse un doigt le long des pétales, comme pour faire chanter le cristal, moi l’Ulysse du pauvre, éternel abonné à l’amour seul des sirènes ». L’album est un périple, il se déploie comme une fuite estivale, de « la ligne bleue des Vosges » à Saturne. Les morceaux sont autant d’épopées musicales, de road trips sillonnant « les routes de France », faisant crisser les pneus des vieilles berlines américaines alors que le soleil d’été brûle leurs sièges en cuir. Ces épopées fourmillent de références tantôt mythologiques, tantôt terre à terre, tantôt bibliques, au service d’un romantisme rêche : « Le prochain qui se dit prophète il prend un grand coup dans son cul. Aux enfants de Saturne, met ça dans ton shilom et fume. » (dans l’addictif « Aux Enfants de Saturne »).
Sur la pochette d’Au Paradis, et après la broderie du Tunnel Végétal, c’est tout un ex-voto (offrande faite à un dieu en demande d’une grâce ou en remerciement) d’objets fétiches qui a été aménagé sur-mesure autour d’un masque en céramique émaillée réalisé en Camargue des mains de l’artiste Dove Perspicacius (alias Claire Wallois). « Je garde le masque dans une boîte, chez moi. Ça me fait toujours bizarre quand je l’ouvre et vois mon visage là-dedans. J’ai vraiment l’impression que le masque est mon vrai visage, et que je n’en suis qu’une représentation. » confie Milochevitch à ce sujet pour le site neoprisme.com.
© Romy Alizée
C’est d’ailleurs sûrement cette prise de distance par rapport à soi qui confère aux chansons leur teintes malicieusement mystiques. Et si d’aucuns commencent à trouver à son écriture musicale certaines ressemblances avec des grands noms de la chanson française (on vous aide : un artiste dont le nom commence par Bash, un autre par Chri, et un autre par Mans), Thousand trace sa route. Le flot brut de ses intonations presque hip-hop s’échouent sur l’autel de nos pensées quotidiennes. S’en dégage une poésie joliment lapidaire. Parfois maudite ? Le clin d’oeil rimbaldien de la dernière piste de l’album apporte de l’eau (sacrée) à notre moulin. Sur « Le Bâton Ivre », il conclut, survivant au milieu de guitares déchirées : « Écoute. Au Paradis, plus personne. Au Paradis, inflammable. Au Paradis, plus personne. »
D’écoutes en écoutes, de réécoutes en réécoutes, on n’en finit plus de se perdre sur les traces habiles de Thousand. Son tunnel a débouché sur une large quatre-voies. Les pneus crissent. La quête continue. Les premiers feuillages du jardin d’Eden ne sont peut-être plus si loin, après tout.
Talitres (2020)
Thousand sera prochainement en concert à Petit Bain (Paris, date à reprogrammer)
Tracklist :
- Merle hagard
- Jeune femme à l’ibis
- Mon dernier voyage
- Le rêve du cheval
- Vue du fond de l’aquarium
- Au paradis
- Le masque du fou
- Aux enfants de Saturne
- Des fleurs dans un feu
- Le bâton ivre