Le miracle d’un album studio inédit, enregistré par le guitariste/compositeur mystique, pionnier de l’American Primitive.
Prodige de la douze-cordes, compositeur et chanteur mystique, intellectuel solitaire, adepte du soufisme, Robbie Basho n’a pas connu le succès de son vivant, mais il a bien eu plusieurs vies. Son oeuvre lui survit, et on influence n’a jamais été aussi prégnante qu’aujourd’hui. Longtemps secret bien gardé de la guitare folk US, Robbie Robinson de son vrai nom (né en 1940 à Baltimore, de parents inconnus, décédé en 1986 en Californie) fait l’objet, depuis une quinzaine année, d’une active et passionnée campagne de réhabilitation : sa dense discographie – on y compte une douzaine d’albums – a ainsi été redécouverte sous l’impulsion des labels folk Tompkin Square et Three Lobed Recordings qui ont réédité ses disques des années 60 et 70 parues chez Takoma et Vanguard Records (longtemps épuisés ou vendus à des prix indécents sur Discogs). Mais surtout, depuis le milieu des années 2000, une nouvelle génération de guitaristes se revendique de son influence, tels que William Tyler, James Blackshaw, sans oublier le regretté Jack Rose disparu en 2009. Une reconnaissance tardive mais amplement méritée pour ce maître de la douze-cordes baryton, et pionnier longtemps oublié de l’American Primitive, contrairement à ses camarades John Fahey et Leo Kottke.
L’American Primitive, cette mouvance guitaristique inspirée du raga indien et des musiques natives d’Amérique du Nord, apparue en plein révolution sixties. Indéniablement, Basho était le plus excentrique des trois pionniers. Quand Fahey et Kottke restait ancré dans la culture amérindienne, Basho y incorporait des influences plus larges telles que la musique persane, iranienne, moyenâgeuse, japonaise, voire des influences spirituelles – de confession catholique, il se converti au soufisme au début des années 70. Son insatiable curiosité de voyageur et son penchant pour l’ésotérisme, sont indissociables de sa musique.
En dépit du confinement, 2020 devrait encore élargir son cercle d’admirateurs, grâce à la sortie DVD en février du passionnant documentaire Voice of the Eagle: The Enigma of Robbie Basho, réalisé par le britannique Liam Barker, ainsi que la parution prochaine d’un coffret 5 CD de raretés, Selections from Song of the Avatars: The Lost Master Tapes, annoncé chez Tompkin Square. Et l’objet de cette chronique aujourd’hui, Songs of the Great Mystery: The Lost Vanguard Sessions, recueil de morceaux jusqu’à ce jour jamais sortis au format physique, exhumé par l’entremise du label Real Gone Music.
The Lost Vanguard Sessions relève véritablement de la pêche au trésor. Ces enregistrements « perdus », tirés de sessions studios déroulées à New York en 1971 ou 1972, ne sont en aucun cas réservés aux fans inconditionnels et autres complétistes. La matière présentée ici, soit 55 minutes d’inédits, est exceptionnelle, coincée entre deux périodes artistiques charnière de son géniteur, la fin de sa période Takoma avec l’émancipé et sophistiqué Venus in Cancer (1970), puis les débuts officiels pour le label Vanguard avec The Voice Of The Eagle (1972). Ces dix compositions connaîtront différents sorts sous différentes formes : toutes connaitront différents développements pour sortir sous un autre nom sur les albums suivants The Voice of the Eagle (1972), Zarthus (1974) et Visions of the Country (1978 chez Windham Hill Records). Car ici se trouve la genèse, immaculée, de ces formidables morceaux, présentés dans leur forme la plus pure : Basho, seul, toujours, avec son instrument de prédilection, immortalisé dans une qualité studios optimale. Et c’est particulièrement émouvant.
L’album s’ouvre et se clôture symboliquement par le même morceau A Day in the Life of Lemuria, scindé en deux parties, interprété et chanté au piano. Car Basho, en plus de ses qualités de guitariste hors-norme, était aussi un pianiste incroyable. Cette pièce en deux actes totalisant près de douze minutes sera réenregistrée dans une version plus courte sous le titre Leaf of the Wind pour Visions of the Country (1978), album partagé entre compositions piano et guitare. La force majestueuse et captivante qui s’échappe de cette interprétation sur touches d’ivoire, demeure toujours aussi singulière près de cinquante ans plus tard. On bascule ensuite avec la superbe intro instrumentale “Night Way”, porte d’entrée du disque à la douze-cordes, et dont les arpèges à la mélancolie pastorale résonneront d’évidence, trente ans plus tard, sur les disques les plus éthérées de Six Organs of Admittance.
The Buttefly of Wonder est la seule composition véritablement inédite, où plutôt qui ne connaîtra pas de développements ultérieurs. On y retrouve la signature de Basho, son empreinte spirituelle profonde, caractérisée par son chant haut perché et ses sifflements quasi divins. Un voix au lyrisme stupéfiant, émanant d’un héro romantique et tragique qui aurait traversé les siècles.
Laughing Thunder, Crawling Thunder, est un morceau plus familier, qui a connu plusieurs déclinaisons tout au long de la carrière du guitariste. Deux autres morceaux d’ailleurs invoquent le tonnerre sur ce même sillon vinyle, Thunder Sun et Thunder Love, compositions chantée qu’on retrouvera quelques années plus tard sous le titre Crashing Thunder (1981) ou encore Lightening Thunder en 1983. Sans trop entrer dans le registre technique, Basho y utilise un accordage particulier, qui confère au glissement de cordes un son de cathédrale hantée, proprement unique. En concert, ces accordages étaient tellement complexes qu’ils nécessitaient entre 20 et 30 minutes de pause entre chaque morceau pour réaccorder l’instrument (l’anecdote figure dans le documentaire Voice of the Eagle) !
Song of the Great Mystery est un instrumental à la six-cordes étendue sur 7 minutes 30 secondes, où l’on peut mesurer la dextérité de son fingerpicking qu’il surnommait “galloping rondo” et sa stupéfiante vitesse d’exécution, jamais stérile mais tout en émotion.
Près d’un demi-siècle plus tard, comment se fait-il que ces enregistrements minimalistes d’un autre temps nous interpellent autant ? Si les réseaux sociaux aujourd’hui pullulent de jeunes guitaristes folk à la technique prodigieuse voire inhumaine, d’aucun ne possède la profondeur, la richesse culturelle et la singularité de Robbie Basho. Un personnage totalement dévoué à sa musique, et bien au-delà, à LA musique.
Real Gone Music/2020
Tracklisting :
1. A Day in the Life of Lemuria
2. Night Way
3. The Butterfly of Wonder
4. Laughing Thunder, Crawling Thunder
5. Thunder Sun
6. Kateri Tekakwitha
7. Thunder Love
8. Song of the Great Mystery
9. Death Song
10. A Day in the Life of Lemuria (Alternate Take)