C’est dans les officines flambant neuves d’EMI que j’ai rendez-vous avec les deux têtes pensantes de Madrugada, groupe norvégien qui s’impose petit à petit comme un des grands noms du rock indépendant. The genuine one comme dirait l’autre.
Après deux-trois questions diplomatiques sur Bruxelles et ses charmes, le temps qu’il y fait (beau aujourd’hui), la promo de leur dernier né, The Deep End, et patati et patata, nous attaquons cet entretien.
Sivert Høyem, le chanteur, est un grand chauve, au regard inquisiteur, intelligent, réfléchi. Il étonne par sa grosse voix de baryton-charmeur. Robert Buräs, le guitariste, a la « gueule de l’emploi », avec sa chevelure hirsute rousse, son sourire carnassier et sa bonne humeur contagieuse, diffusée par des rires tonitruands.
– Pinkushion : Etes-vous à 100% contents du résultat de The deep end?
Les deux : Oui nous le sommes!
– Pourquoi s’appelle-t-il The deep end ?
Robert : Pour prendre une référence directe, c’est comme le fond d’une piscine. Mais on peut penser à beaucoup de choses avec ce titre. C’est cette impression parfois que l’on ne contrôle plus rien. Sur le fait que c’est comme ça que les choses sont dans la vie, particulièrement pour nous d’ailleurs.
– J’ai compris ce titre comme étant votre véritable essence. Plus vous faites d’albums, plus vous arrivez au fond de vous-mêmes…
Sivert : Oui, c’est très bien vu. C’est ce qui est bien avec un titre comme ça. C’est bon pour nous aussi, lorsqu’on fait des interviews. On va mentionner ce que tu viens de dire, c’est bon ça! (rires)
Robert : Quelqu’un nous a demandé l’autre jour si c’était la fin de Madrugada (rires).
– Comment était-ce de travailler avec le producteur George Drakoulias (Tom Petty, The Black Crowes, The Jayhawks, Ride, Primal Scream) & l’ingénieur du son Dave Bianco (U2, Throwing Muses, Johnny Cash, Mick Jagger) à LA ?
Sivert : C’était une bonne expérience, une des sessions studio les plus relax et confortables qu’on ait eues. C’était assez dur aussi, car nous avions tous pas mal d’idées. C’était bien de se focaliser sur la musique et de jouer ensemble, avec cette concentration et cet état d’esprit paisible.
Robert : Oui, sans ce côté on boit comme des trous et tout ça…
– Ne craigniez-vous pas en travaillant avec de tels producteurs connus qu’ils deviennent trop directifs ?
Sivert : Et bien oui, mais nous étions très bien préparés avant d’entrer en studio, il n’y avait donc pas grand-chose qu’ils pouvaient changer. Pour être franc, nous avons travaillé avec Drakoulias pour avoir un peu de ce son qu’il produit. Nous pensions que c’est ce qu’il nous fallait sur cet album. Nous étions très bien préparés, on avait répété à fond avant d’aller là-bas. Le peu qu’il nous a aidé a été pour le mieux. C’était surtout des conseils sur des trucs rythmiques. Il a beaucouyp travaillé sur cet aspect-là en fait. Il n’y avait pas vraiment beaucoup d’autres trucs en fait. Il nous a aidé à rendre le groove plus simple et précis.
Robert : Et sur la performance bien sûr. Pour moi, les sons de guitare sont excellents. J’adore les guitares… Il y avait tous ces amplis partout, de vieux amplis….
Sivert : Les watkins…
Robert : Oui, les watkins sont fantastiques. J’aime bien essayer chaque guitare. Et Drakoulias savait quelle guitare était celle qui me correspondait le mieux, laquelle était la mieux pour chaque morceau. Et au niveau du jeu, il nous disait « refaites-la, je pense que vous pouvez faire mieux » etc…. C’était ce qu’il nous fallait. J’étais très déprimé certains jours car il nous poussait parfois à bout, et je m’investissais à fond la caisse.
– Je dois dire, Robert, que je trouve que tu n’as jamais été aussi présent sur un album de Madrugada. Je pense même à des groupes comme U2 ou Led Zep au niveau de cette complicité entre le chanteur et le guitariste, cette complémentarité…
Sivert : C’est un compliment merci.
Robert : Nous écoutions beaucoup The Clash, London Calling. Un album impressionnant vraiment.
Jusqu’ici, c’est vrai, on pensait plus à des groupes comme REM, mais The Deep end me fait vraiment penser à Rattle & hum de U2. C’est en tout cas à côté de celui-ci que j’ai envie de le ranger.
Sivert : J’adore cet album. Il y a en effet une trace des racines de la musique.
Robert : Nous savons d’où nous venons. (rires)
Sivert : Oui, la tradition du gospel noir, la country aussi, mais aussi la musique soul. C’est la couleur que nous avons. Elle vient je pense déjà dans la manière dont on écrit nos chansons, assez proche de la tradition folk, avec des accords mineurs. On a toujours écrit nos chansons mais c’est plus clair cette fois-ci il me semble.
– Oui, il y aussi ce côté tendu, crade sur The Deep End.
Robert : Oui, tu peux produire autant que tu veux un album, il est important de garder ce côté brut. Ne pas trop polir, c’est très important.
– La pochette est superbe. Pouvez-vous me raconter comme vous l’avez choisie?
Robert : On avait fait une journée de session photo avec Ollen, une photographe vraiment sympa. Elle m’a amené à une expo, où j’avais vu des trucs vraiment intéressants. Je n’y pensais pas plus que ça. Lorsqu’on travaillait sur la pochette, on avait pas mal d’idées – ce qui a pris du retard d’ailleurs – et un jour elle m’a envoyé un mail où elle me demandait si je me rappelais de cette expo. Elle me disait qu’elle pensait y avoir trouvé quelque chose qui serait parfait. Elle avait raison.
Sivert : C’est une photo qui a été prise sous l’eau. On dirait un tableau de peinture. ça correspond bien au titre de l’album, avec l’eau et tout ça (rires). Nous avons pensé que cette pochette était celle qu’il nous fallait.
– Venons-en aux paroles de vos chansons si vous le voulez bien. Est-ce qu’on peut dire que votre philosophie de la vie est écrite, voire sous-titrée dans vos chansons?
Sivert : Je n’ai pas vraiment de philosophie. Les chansons sont notre manière d’expression, alors c’est très personnel, quelques-uns de nos proches se retrouvent dans nos textes… Je ne pense pas pour autant qu’il y ait une quelconque philosophie. Je ne vois d’ailleurs personne qui ait une philosophie de la vie.
– Sivert, tu écris toutes les paroles ?
Sivert : Oui. Mais pas toujours d’une traite. Je peux tout à coup penser au refrain, puis au corps de la chanson etc… Je remplis les cases vides. Quant à mon inspiration, c’est la vie de tous les jours. Ce sont d’autres musiques, des discussions, des livres… Dernièrement j’ai beaucoup lu cet écrivain russe, Vladimir Majakovskij. C’est un poète ‘futuriste’. Je pense que c’est le plus grand poète de tous les temps en fait. Avec Rimbaud. Il y a ce je ne sais quoi des prémices de la beat poetry. C’était 40/50 ans avant en fait.
– Qu’est-ce que vous écoutiez comme musique pendant les sessions d’enregistrement?
Robert : London calling, parce qu’ils venaient de le ressortir.
Sivert : Beaucoup de Van Morrison sinon.
Robert : Oui, et George aussi avait amené toute sa librairie musicale au studio. Il est à fond dans la musique soul. Il pense – et il a raison – que la performance et les enregistrements soul sont ce qui s’est fait de mieux. Des gens comme Wilson Picket par exemple. Après les sessions nous écoutions tout ça, avec une bonne bouteille de vin… Très très fort, puis nous faisions une petite fête. On a écouté beaucoup de musique.
– « Sail away » est une superbe ballade. De quoi parle-t-elle?
Sivert : Cela a beaucoup à voir avec le titre de l’album en fait. C’est une de ces occasions où Robert collabore aux paroles, amenant tout le refrain. J’ai écrit la chanson, il a écrit le refrain (il chantonne) « I just want to sail away ». On a fait cette chanson ensemble. C’est sur le fait d’être coincé dans une relation de couple, et sur le fait que l’on veut s’en aller…
Robert : C’est très personnel. Mais à un certain moment de la vie, chacun peut se reconnaître dans ça.
Silvert : Je me rappelle que j’enregistrais la démo, et puis que je la jouais à ma copine… Elle était comme « Je sais ce que tu ressens » (rires).
Sur la chanson « Hard to come back », c’est la première fois que vous utilisez des paroles en espagnol, rejoignant du coup votre appellation de groupe, en espagnol (madrugada signifie l’aube en espagnol). D’où vient le fait que vous portiez un nom espagnol au fait?
Sivert : C’était un de nos amis, une sorte de poète norvégien bohème qui était venu avec ce nom pour nous. Nous sortions beaucoup avec lui dans les bars il y a six ou sept ans. Les choses commençaient à bouger pour le groupe, on changeait un peu. Nous écoutions de plus en plus de musique folk, de country aussi.
Robert : Nous commencions à écrire nos propres chansons aussi.
Sivert : Oui, tout à fait. Jusque-là, nous n’avions pas écrit de bonne(s) chanson(s). Nous pensions qu’il était temps que cela change. Nous avions d’autres ambitions dans la musique. Cet ami nous a alors juste suggéré ce nom. Je pense qu’il a du le lire dans un bouquin. Il lisait beaucoup Llorca, Neruda et ce genre de littérature. Moi aussi, j’adore lire ces bouquins bilingues – tu sais, où tu as la page de gauche en VO et la droite dans ta langue – et y voyais souvent « madrugada, madrugada ». je pense que c’est comme ça qu’il a eu cette idée pour nous.
Robert : C’est un mot sympa. En imprimé c’est pas mal aussi. Et puis il y a ce petit côté psychédélique aussi. Ce moment de la journée est vraiment spécial.
– Comment est venue cette idée de paroles en espagnol alors?
Robert : On a toujours aimé les histoires sur les chansons de rue, la tradition flamenco. Et avec notre nom, on a pensé qu’il serait cool de faire un truc espagnol. La manière dont les paroles en espagnol s’impliquent dans la rythmique, c’est presque du rock punk.
Sivert : Il y a ce côté mexicain-espagnol…
Robert : Notre ingénieur était mexicain.
Sivert : Oui, Rafael nous a donné la traduction littérale de « it’s hard to come back » : « es duro regressar ». A l’origine, c’était du portugais en fait. Cela venait de notre batteur précédent, Simon, qui avait vécu deux ans au Brésil. Il avait même été à une école de samba. C’était différent alors. On l’a changé en espagnol, grâce à Rafael.
– Cela ne vous donne-t-il pas envie d’aller encore plus loin dans cette voie latino?
Les deux : oui, tout à fait!
– Avec des trompettes?
Sivert : non, pas de trompettes.
Robert : Non, pas de trip à la Calexico.
Sivert : Non, pas dans le style mariachi. Pas ce tex-mex bazar. J’aime plutôt ce genre de truc noir, pirate, gitan.
Robert : Oui, plus espagnol, plus ‘bâtard’.
Sivert : Oui, quelque chose dans la veine de « Spanish Caravan » des Doors.
Robert : Oui, avec un saxophone. Un alto saxophone.
Sivert : Un truc dans la mouvance balkanique. Avec des violons aussi. On aime bien le côté gitan.
– Votre musique a toujours été très cinématique. Sur cet album, vous avez eu la chance de collaborer avec Angelo Badalamenti (ndlr : Musiques de Twin Peaks, Mulholland drive…). Allez-vous – enfin – travailler sur une bande-son de film ?
Sivert : Nous ne l’avons pas rencontré en fait…
Robert : Non, mais il nous a dit qu’il appréciait vraiment ce que nous faisions.
Sivert : J’espère en effet dans le futur pouvoir faire quelque chose pour un film.
– Pour David Lynch?
Sivert : Ouais… On est fans mais on est surtout à mille lieues d’espérer bosser pour lui (rires). Mais on adorerait oui. (rires).
– Que penseriez-vous de faire la bande-son d’un film existant, à la manière d’Asian Dub Foundation pour La Haine?
Sivert : C’est une idée géniale.
– Quel film choisiriez-vous?
Robert : Il y en a tant…. Il y a ce film appelé The escape, un film français (j’ai trouvé L’évasion, un film muet de 1922, de Georges Champavert). Tout le film est très silencieux. C’est l’histoire d’un type qui s’évade. A la fin, il saute par dessus un mur et on le voit qui s’éloigne. Je ne pense pas qu’il y ait de bande-son. C’est un vieux film, en noir et blanc.
Sivert : J’adore les films de gangster des années 60 et 70. Dillinger par exemple est extraordinaire. Bonnie and Clyde aussi est un de mes films préférés mais je choisirais, je pense, quelque chose de plus psychédélique. En plus, Dillinger a déjà une très bonne bande-son.
– Dans une interview pour la promotion de votre premier album, Industrial silence, vous disiez que votre plus grand souhait dans 20 ans serait d’être cité par d’autres groupes. Est-ce toujours votre plus grand souhait?
Sivert : Oui, être une influence pour les autres groupes, oui. C’est une autre façon de dire qu’on a eu un certain impact sur des gens et surtout sur d’autres musiciens. C’est un grand compliment pour un groupe je pense. ça signifie que l’on a fait quelque chose. C’est beaucoup. On essaie d’écrire un album avec de grandes chansons. Je pense qu’on a développé notre musique au fil des ans et des albums, et que l’on devient meilleurs. Nous nous approchons en quelque sorte de la vérité.
– Comment sera votre prochain album ?
Sivert : Plus vrai. Pas dans le mauvais sens du terme. Vrai.
Robert : Brut.
Sivert : Brut et vrai. Comme Charles Bukowski.
Robert : Oui, comme la façon dont il écrit. On aime beaucoup Bukowski.
– Ok, dernière question : quels sont vos 5 meilleurs albums de tous les temps?
Robert : Un qui a eu un sacré impact sur moi c’est Exile on main street des Rolling Stones. Raw Power d’Iggy & the Stooges. Astral Weeks de Van Morrison. If I could only remember my name de David Crosby. J’aime beaucoup, il y a une ambiance incroyable. N’importe quoi de Muddy Waters, en particulier entre 1947 et 1955, les enregistrements Chess. Il y a aussi plein de trucs que je n’ai pas encore écouté. L’autre jour on était à Berlin et on nous a fait écouter des trucs que j’avais jamais entendus. Des trucs très obscures. Ce que j’écoute le plus je pense c’est du blues et du garage rock.
Sivert : Blonde on blonde de Bob Dylan est mon favori toutes catégories. Astral weeks de Van Morrison. Le premier album des Velvet Underground aussi.
Robert : Oh oui!
Sivert : J’ai oublié une fois de le mettre dans mon top 20 (rires). Alors maintenant je le mentionne toujours car sans eux beaucoup de groupes comme nous n’existeraient même pas.
Robert : Sans les Doors non plus. Ce groupe a une signification particulière pour Madrugada.
Sivert : Peut-être Sketches of spain de Miles Davis. Le dernier serait It don’t bother me de Bert Jansch.
– Personne de plus… actuel. Rien en 2004/2005?
Sivert : Non désolé.
Robert : Moi j’ai bien aimé l’année dernière The Icarus Line, de LA. Ils sont vraiment bons.
Sivert : Oui, c’est vrai. Ou les trucs noisy comme Queens of the stone age.
– Après le premier, je dois avouer que QOTSA me déçoit.
Robert : Oui, comme beaucoup, mais j’ai entendu des morceaux du dernier. Il me semble plus noir et introverti. Moins pop, sans compromis. Il me semble bon celui-ci.
Sivert : J’aimais bien Kyuss…
Robert : Et bien sûr Nick Cave. Le dernier album est grandiose.
– On mentionne souvent Nick Cave à votre égard…
Sivert : C’est plutôt bien. Il est brillant ce type.
Merci beaucoup.