Le couple Eloïse Decazes et Sing Sing, piliers d’ARLT, se sont frottés à notre questionnaire musical, en y répondant copieusement et avec bon goût.
Nous avons reçu à domicile Eloïse Decazes et Sing Sing, l’équipe permanente de ARLT, groupe également composé des artificiers Mocke (Midget!, Holden) et Thomas Bonvalet (L’Ocelle Mare, Powerdove), qui ont sorti à l’automne dernier le toxique et lumineux Deableries, troisième album officiel bien nommé. Un dîner ponctué de délicieux moments de drôleries, accompagné d’un blind test musical gouleyant qui a apporté à notre attente soiffarde des indications précieuses sur les cépages musicaux de ces deux belles personnes. Voyage dans l’imaginaire américain, passage à Portland, chutes dans des ellipses, trous de mémoire musicaux, bontés démoniaques…
1/ Michael Hurley & Ida – Wildgeeses (album ‘Ida con Snock’, 2009)
Sing Sing : Michael Hurley.
Eloïse : Moi aussi j’ai pensé à lui … Mais c’est quand il était jeune ? Il n’a plus la même voix !
Pinkushion : Le disque a été enregistré entre 2005 et 2007. Il avait dans les 65 ans à l’époque… (rires d’Eloïse).
Sing Sing : Je ne connais pas exhaustivement son œuvre mais c’est quelqu’un qui compte pas mal pour nous deux. Je l’ai découvert il y a une quinzaine d’années peut-être, et il a aiguisé mon impression que, dans une forme archaïque, on peut intégrer tout un tas d’apports. Il y a chez lui une certaine obédience au songwriting de l’americana classique teinté de vieux blues, de country et de folk et en même temps de très discrètes échappées harmoniques, des glissements vers le jazz plus ternaire ; ce qui me guide pas mal quand j’écris des chansons, cette façon de dispenser de la sophistication dans un matériau a priori très brut et rudimentaire. C’est une étrangeté qui ne se donne pas par une accumulation de collages ou de citations et d’influences. Mais au sein de quelque chose d’extrêmement brut, Michael Hurley ménage des endroits de glissement. Par ailleurs il a un jeu de guitare fascinant dans lequel on retrouve la brutalité des songwriters primitifs, ce qui le différencie de guitaristes plus virtuoses que lui, mais il rend également plus singulier son alphabet.
Ce qui m’a marqué aussi c’est son vacillement permanent entre deux humeurs. On a du mal à trancher entre ce qui chez lui et drôle ou extrêmement poignant. Il a une espèce d’humour qui ne l’empêche pourtant pas d’être toujours authentiquement premier degré dans l’émotion. C’est quelqu’un qui nous bouleverse beaucoup, on l’a vu deux fois en concert, c’était magnifique à chaque fois. L’été dernier on a fait une petite tournée sur la côté Ouest aux Etats-Unis et on a passé pas mal de jours à Portland ; lui n’était pas là parce qu’il était en tournée à ce moment là sur la côte Est, mais nous étions souvent chez Eric Isaacson de Mississipi Records et du coup on a bu pleins de cafés en écoutant des vinyles dans sa boutique, et il racontait plein d’anecdotes sur Michael Hurley dont il est très proche. Hurley est une présence fantomatique dans notre existence car on a pas mal d’amis communs. C’est un des derniers représentants pour moi en tout cas de cette façon de faire de la musique complètement liée à son quotidien, sans être un job. Il a une manière d’éprouver sa pratique comme ce que j’imagine que les songwriters des années 20 ou 30 la vivait. Il est très éclairant et me fait la même impression que lorsque j’écoute certains morceaux de l’anthologie folk d’Harry Smith et pourtant il nous est contemporain même s’il est un peu plus âgé. Il a cette impureté fondamentale qu’on a un peu tendance à prendre pour une authenticité, que des gens plus jeunes influencés par ce genre de musique ont un peu perdu de vue. C’est le grand cadeau que nous a fait Harry Smith avec son anthologie: documenter tout un pan de la musique américaine, à partir du début des enregistrements. On pense que les formes sont pures en soi, alors qu’avec peu de moyens elles charrient énormément de choses. C’est à dire qu’un mec qui arrive avec une guitare au son un peu pourri et une voix, va devoir reconstruire et réduire à partir de toutes ses influences pour les réinjecter dans une forme qui lui est propre.
Je vais avoir l’air de faire des grands écarts, mais ce n’est pas tellement différent du travail de Comelade. Sur un piano il te redonne un tas de trucs, alors qu’il a l’air de jouer en surface une sorte de Satie… Mais dedans tout est travaillé en contrebande, et avec un vocabulaire très resserré il déploie un nuancier extrêmement large. C’est ce mode de fonctionnement qui je crois m’influence le plus en tant que compositeur.
2/ Karen Dalton – Katy Cruel (album ‘1966’)
Ils hésitent, écoutent attentivement, ils sèchent …
Pinkushion : C’est Karen Dalton. (Ils sont étonnés). Nous l’avons choisie notamment parce qu’elle a repris principalement des chansons du répertoire traditionnel avec une empreinte personnelle très forte. Elle a revisité le répertoire folk, blues et la musique des Appalaches, mais aussi celui d’autres songwriters frères d’âme (Fred Neil, Tim Hardin …).
Sing Sing : Je connais les deux albums studios, mais je la connaissais davantage s’accompagnant à la guitare, pas au banjo comme ici. ARLT a repris uniquement un titre traditionnel (Je voudrais être mariée) qui faisait partie du répertoire solo d’Eloïse, et que j’ai eu le temps de m’approprier avant qu’Eric Chenaux ne s’évade fiscalement de Toronto et ne débarque pour travailler en duo avec Eloïse.
Eloïse : (rire) C’est drôle parce qu’il arrive très souvent que les gens pensent que ARLT a interprété d’autres chansons traditionnelles alors que nous en avons joué une seule (que je chantais a capela au départ). Avant ARLT, je la chantais avec une harpiste. J’ai ressorti cette chanson longtemps après pour la chanter avec Sing Sing.
Sing Sing : Quand j’ai rencontré Eloïse, elle chantait principalement des chansons traditionnelles françaises qui allaient du 14ème siècle au début du 20ème. Et moi, après les cinq premières minutes où j’étais décontenancé parce qu’en France on a le regard porté tout de suite vers l’Amérique et on se pince le nez devant le folklore français, j’ai trouvé ça très bien que des groupes contemporains se mettent à puiser dans leurs racines sans que ce soit pour autant un geste conservateur. Il y a le même rapport au récit, aux métaphores étranges, hantées par le même rapport à la mort, à la tragédie, avec le même humour. Je ne veux pas réduire les choses en les rapprochant trop. Il y a quelque chose de très énigmatique et familier dans les deux genres, une même façon de créer du récit avec des trous.
3/ Cathy Berberian & Luciano Berio – Rossignolet du Bois (‘Folk Songs’, 1964 ; enregistré en 1968)
Eloïse trouve tout de suite (il s’agit d’un morceau traditionnel arrangé qu’elle reprend avec Delphine Dora sur leur album ‘Folk Songs Cycle’ sorti au printemps 2015 chez Okraina).
Pinkushion : Pour insister sur la question, nous avons choisi ce morceau pour évoquer les liens entre l’apport d’Eloïse à partir de son travail sur un répertoire trad et la construction de la musique de Arlt, les correspondances …
Eloïse : Il y a des résonances et des contaminations entre mon répertoire (traditionnel) et le répertoire de ARLT : ce côté à la fois familier et étrange qu’évoquait Sing Sing tout à l’heure justement. Les chansons naissent au même endroit mais prennent des formes différentes. Celles que je chante seule sont des chansons de récits souvent très longues avec énormément de mots. Il y a certes un principe de répétition parfois, mais qui prend très peu de place par rapport à un fleuve de narration, un déroulé de langage, alors que les chansons de ARLT sont sur des cycles beaucoup plus courts, comme des comptines ou des ritournelles. Le chant traditionnel est très naturel chez moi et remonte bien avant ARLT. Je pense que je porte les chansons très répétitives et courtes de ARLT comme si c’était des chansons de geste, avec la même façon de les habiter.
4/ Eric Chenaux – Have I Lost My Eyes ? (album Skullsplitter, 2015) :
Eloïse trouve tout de suite. Eric Chenaux, musicien originaire de Toronto installé en France et auteur de cinq albums solo sur le label Constellation, travaille avec Eloïse depuis quelques années, notamment sur des chansons traditionnelles médiévales.
Pinkushion : Comment vous orientez-vous vers tel texte ou telle ballade ? Vous lisez, faites des recherches ?
Eloise : Non, j’écoute des versions à l’oreille, et je suis de plus en plus sensible à une mélodie qui me serre le coeur. Certaines chansons m’ont séduites tout de suite mais peuvent passer sans rester. Le premier disque enregistré avec Eric (paru en 2012 chez Okraina) est composé uniquement d’une sélection de chansons que je chantais depuis très longtemps. Nous enregistrons aujourd’hui un nouvel album ensemble et le processus est légèrement différent. La question de la mélodie a été discutée longuement avec lui, sachant qu’il parle de mieux en mieux le français aussi. La langue n’est pas le premier axe qu’il prend en compte alors que pour moi une tournure de phrase ou une sécheresse, certaines ellipses vont complètement m’attraper et c’est pour ça que je vais vouloir chanter une chanson. Eric a d’avantage un regard de musicien. On est vraiment heureux du répertoire finalement enregistré, car c’est une rencontre de ces deux points de vue pour ce nouvel album plus mélodique. Le premier comportaient de très belles mélodies également mais comme j’avais beaucoup chanté a capella des chansons souvent longues, la puissance narrative restait donc très importante, et c’est elle qui devait porter les chansons. Il y avait aussi quelque chose de plus dramatique dans le premier répertoire, avec des chutes et du sang !
Considérant vos approches, comment cela fonctionne-t-il quant à l’écriture des chansons pour ARLT ?
Sing Sing : J’ai une façon très instinctive d’écrire les chansons. Je n’écris jamais avec un thème ou un sujet préalable. Je n’écris pas, ni à la main ni à la machine ni à l’ordinateur. Je joue et je garde ce dont je me rappelle, donc j’évacue ce que j’oublie. Il arrive que j’enregistre un petit bout si vraiment j’y tiens. J’arrive rarement avec une chanson terminée. Je propose des petits bouts à Eloïse quand je pense qu’on peut tenir un truc et selon sa façon de réagir, si elle commence à l’investir, par le chant ou une vocalise qui va remodeler un peu la mélodie ou différer l’angle d’attaque. Ca se construit comme ça.
Eloïse : Il n’est pas tant question qu’une chanson nous plaise mais plus qu’elle nous parle. Quand Sing Sing joue ou m’entend l’écouter, la chanson doit raconter quelque chose, doit nous étonner avec ce qu’elle dit. Il y a une reconnaissance, une inspiration.
Sing Sing : Il ne s’agit pas d’un propos ou d’un message qui serait véhiculé, mais si la chanson nous pose une question, une énigme. Je me dis qu’il va falloir la jouer souvent, l’enregistrer pour espérer résoudre cette énigme.
Eloïse : On rentre en conversation avec la chanson.
Sing Sing : Oui, on va pouvoir dialoguer longtemps avec elle parce qu’elle nous étonne suffisamment et on n’en aura pas fait le tour tout de suite.
Par exemple sur Deableries, il y a des morceaux que vous avez joués pas mal de fois en concert avant de les enregistrer.
Sing Sing : Oui, il y a quelques morceaux qu’on a commencé à jouer avec Thomas (Bonvalet). Il a réarrangé, a refait le portrait de chansons qu’on avait beaucoup joué avec Mocke et qui sont présentes sur l’album de reprises ARLT & Thomas Bonvallet (2014). Et sur Deableries, des morceaux ont été remis sur l’établi avec Mocke alors qu’ils avaient été construits tout au long de la tournée avec Thomas.
D’ailleurs les chansons se transforment beaucoup au fil du temps où elles sont jouées…
Eloïse : Oui, et même avec Mocke, d’un concert à l’autre, ou d’un enregistrement à l’autre, les chansons se teintent différemment, se tendent se détendent, se résorbent un peu, et c’est ce qui est passionnant.
Sing Sing : Ce sont des chansons qui, je crois, sont construites de façon à ce qu’elles puissent accueillir de nombreuses interprétations et dont le sens immédiat échappe tout le temps. Il n’y a pas de volonté de fabriquer du rébus ou du mystère, mais plutôt d’accueillir le mystère. Et au fur à mesure qu’on les chante et qu’on les joue on découvre de nouveaux possibles et de nouvelles humeurs. Elles évoluent comme ça. Une chanson peut être de célébration ou de lamentation, avec le même propos.
5/ Séance d’exorcisme (Guâti) du Baloutchistan (album Chamanes et Possédés, 2003)
Sing Sing : Je ne sais pas du tout d’où ça vient, mais c’est en tout état de cause un truc rituel. C’est africain ?
Ca provient d’une province du Pakistan, au carrefour de l’Afghanistan et de l’Iran.
Sing Sing : Il y a dans ces musiques rituelles des modes très similaires entre Afrique, Asie, ou même l’Italie ici, c’est fou.
On a choisi ce morceau pour le rapport à la répétition dans un cycle musical et dans son interprétation, et aussi pour parler de votre façon physiquement très prenante de vivre les choses sur scène. Et pour l’association, légère et parfois employée à la limite du cliché, au phénomène de la transe vous concernant…
Sing Sing : Pour moi ça vient d’ailleurs. Je n’ai pas du tout pensé mantra et chamanisme au départ mais m’y suis intéressé à force qu’on m’en parle. Il y a une différence fondamentale avec nous : dans ces musiques traditionnelles il y a une fonction sociale, qui est de l’ordre de la régulation, il y a une volonté d’équilibrer quelque chose dans la société à laquelle la musique s’adresse. Alors que l’usage moderne que nous en faisons, c’est de déséquilibrer notre rapport à la tradition. Ca peut paraître voisin, mais l’objectif est complètement opposé. C’est d’ailleurs perturbant. Il y a une anthologie de poésie que nous citons souvent qui s’appelle Les Techniciens du Sacré par Jérôme Rothenberg, un poète américain des années 60-70, traduit par Yves Di Manno chez José Corti il y a une dizaine d’années. C’est une espèce de corpus de poèmes qui n’en sont pas, mais qui sont justement des textes de cérémonies chez les mayas, les esquimaux, les aztèques, les indiens d’Amérique du Nord, des tribus d’Afrique de l’Est, etc… Ces textes sont mis en regard avec la poésie moderne performative. L’auteur fait des liens en stipulant bien la différence : Fluxus, quand ils arrivent sur scène, ce n’est pas pour réguler l’ordre dans le village… Mais tout ça travaille à la fois dans les connivences trouvées et les différences fondamentales ; c’est une forme de tension et de paradoxe fascinants. Après, quel rapport on a à ça, à cette répétition… ? Pour ma part, j’ai d’abord voulu casser le caractère un peu épique de la chanson française narrative, comme celle de Brassens ; avant que je retrouve l’intérêt que ça pouvait avoir en écoutant de la musique traditionnelle et celle des troubadours. J’ai eu envie de faire tourner des trucs en boucle avec un texte de chanson française. Comme musicalement le faisait La Monte Young, ou Henry Flynt quand il prend un riff de Charley Patton et le fait tourner le temps nécessaire.
Dans cette pratique de répétition et de quasi « transe » que vous obtenez sur scène, vous n’avez pas l’impression d’ouvrir des dimensions, d’atteindre ce que le musicien Eric Chenaux appelle le vrai psychédélisme ? Ce qu’on peut vivre en concert avec Terry Riley ou la musique indienne par exemple. Ou peut-on parler plus de « merveilleux » ?
Sing Sing : En effet il est moins question de raconter quelque chose à quelqu’un que de créer un état. Et créer un état – pour nous-mêmes en premier lieu – de transe, le terme est un peu fort, mais extra quotidien, de vertige ; j’aime assez ce terme de merveilleux. Ce qu’on appelle psychédélisme aujourd’hui est souvent en fait un assemblage de colifichets, ou des productions musicales avec trois tonnes de réverb, alors que tu peux retrouver la vraie substance du psychédélisme dans un bruit très sec.
En effet il n’y a pas de débauche de moyens artificieux chez vous, ça sort très naturellement, et sur des formats de chansons de trois minutes. Eloïse, vous avez apporté quelque chose à ce niveau grâce à vos expériences passées.
Eloïse : Je suis extrêmement concentrée dans une chanson de ARLT jusqu’à ce que ça se passe, et ça ne se passe pas tout le temps : quelque chose se détache et flotte, comme dans les dessins animés, quand on est mort et que le corps flotte. Ce sont des cycles tellement courts, avec des chansons aux textes très resserrés. Les chansons que je chante à côté de ARLT sont des fleuves de narration, on est noyés sous tellement de langage, sous le niveau de la mer. Mais dans ARLT j’ai la sensation de partir en vapeur… Ok, l’image est pourrie ! Mais j’atteins des états extra-quotidiens dans les deux répertoires, un dans lequel je me condense, l’autre dans lequel je fonds. Dans ARLT il y a un effet de condensation. L’engagement physique est fort, et l’exposition est très forte. Sur scène je n’ai pas de guitare, et je n’ai parfois rien à faire pendant de longues secondes…
Sing Sing : Alors tu joues avec un marteau… !
Eloïse : Ce sont des moments où mes bras sont le plus longs, je réalise que j’ai deux mains énormes, que les gens sont là, que moi je suis debout, on entre dans des états de surconscience, qui font tourner la tête. Ce ne sont pas des états de trac mais plutôt de vertige.
Sing Sing : On a intérêt aussi à organiser quelque chose pour sortir de soi, pour éviter qu’un concert ne soit pas un discours.
Eloïse : Et s’en amuser toujours !
Sing Sing : Ce n’est pas une musique de sorcier et de prêtres, mais une musique de gamins qui s’amusent à s’étourdir.
Eloïse : Et qui fument du basilic, ou de la sauge.
6/ The Velvet Underground – Sister Ray (album White Light, White Heat, 1968)
Sing Sing (qui trouve immédiatement) : C’est nul ! (ndlr: c’est un de ses morceaux préférés). Je crois que je suis arrivé à Henry Flynt, qu’on évoquait toute à l’heure, grâce à « Sister Ray ». C’est par « Sister Ray » que j’ai compris tous les trucs répétitifs. A partir du Velvet, de John Cale. La Monte Young. Le Velvet est incontournable quand on fait de la guitare. Et je n’en ai toujours pas fait le tour. Je reviens toujours à deux répertoires : le Velvet et Dylan. Le Velvet est un groupe définitif, car il contient tout de ce que j’aime. Je suis particulièrement fasciné par les démos précédant l’album à la banane. Quand on les écoute chercher les morceaux, on se rend compte combien ils ont créé un vocabulaire extrêmement neuf et familier à partir de choses très reconnaissables, qu’ils ont réussi à rendre méconnaissables. Tu peux y entendre les influences de Dylan, celles élisabéthaines, du médiéval, le doo-wop, les tubes des années 60. C’est un groupe qui arrive à concentrer, résumer, et faire une équation extrêmement pure de tout ce qui les précède et qu’ils ont écouté, et annoncer tous ceux qui vont suivre. Je connais très peu d’équivalent. Et d’un disque à l’autre, ils se renouvèlent tout le temps. C’est un groupe très impur.
On pensait aussi à eux par rapport à vos différentes collaborations, avec Mocke et Thomas Bonvalet. Comment ils ont investi votre univers, et comment vous les avez choisis.
Sing Sing : Il s’agit de rencontres, mais il y a un fil directeur dans cet entretien : la rencontre du familier et de l’étranger. Déjà la rencontre entre Eloïse et moi était contre nature, un effet de reconnaissance par la bande. Mocke, lui, n’a pas une culture musicale identique à la mienne mais nous avons beaucoup de points communs. Il a une façon beaucoup plus pop, au contraire de mon approche qui est plus grimaçante, plus rugueuse. Il a une délicatesse, une façon de rêvasser. On a amalgamé l’univers de Thomas Bonvalet : c’est une musique inouïe, qui n’a plus rien à voir, qui rompt avec les gestes précédents, les premiers gestes ou ceux post apocalyptiques. On s’est dit : ne nous emmerdons pas, essayons de brasser tout cela ! Eloïse a adoré ça. Ce principe de lutte peut être lumineux. Thomas avait arrangé nos morceaux en un boucan, un son sauvage. On a pris un tel plaisir à ça.
7/ Bizarros – Ice Age (split LP ‘From Akron’, 1977)
Sing Sing : Ca me fait penser à Television, Richard Hell ?
Pas mal vu ! Il s’agit des Bizarros, un groupe américain de l’Ohio, sorte de « pré post-punk » (rires) contemporain de Devo et Pere Ubu. Ils ont été influents mais n’ont jamais vraiment percé comme « attendu », selon la bonne vieille histoire … On les a choisis parce qu’on aime bien, mais plus précisément pour vous questionner sur votre rapport à un rock « post-Velvet », aux traces que ce genre de musique pourrait laisser dans la vôtre…
Sing Sing : Feu la figure (ndlr : deuxième album de ARLT paru en 2012) a été enregistré à un moment où j’écoutais pas mal de post-punk, et avais une fascination pour la musique et le parcours de Mayo Thompson (musicien et plasticien américain, leader du groupe d’avant-garde Red Krayola, ayant fait un pont singulier entre le psychédélisme sixties et le post-punk). Quelque chose de très déstructuré, à la fois très électrique et très concentré. Tout autant conceptuel et cérébral que geste sauvage. Ca rompt avec la mythologie du stupide. Je pense aussi à Tori Kudo, du groupe japonais Maher Shalal Hash Baz. Quelque part entre le naïf et l’intellectuel. Pere Ubu aussi…
8/ This Heat – The Fall of Saigon (album ‘This Heat’, 1979)
Sing Sing : Attends, attends, je connais, merde… ! Mais oui bien sûr, Charles Hayward avec This Heat ! Je ne le reconnaissais pas et ça me faisait penser à Smog… Marrant. Charles, je l’adore. Sa participation à Odyshape(1981) des Raincoats, un album fascinant. J’aime cette idée d’une ritournelle furtive, assez proche de Robert Wyatt avec cette voix blanche, ici en plus malade, qui se balade dans un environnement bruitiste. Et les boucles peuvent être un geste musical très direct. Cela fait écho avec le travail de Thomas (Bonvalet).
9/ Brigitte Fontaine – Il Pleut (album ‘Brigitte Fontaine Est … Folle’, 1968)
Sing Sing : On ne connaît finalement pas si bien que ça Fontaine et Areski, et je suis plus spécialement attaché à cet album ; notamment pour les arrangements de Jean-Claude Vannier, et où Brigitte Fontaine évolue dans un contexte plus pop. Le côté cinématographique de l’ensemble me convient.
ARLT, nouvel album Deableries’(Almost Musique).
Sélection musicale et interview : Céline & Christophe Libouban, octobre 2015.
Un grand merci à Eloïse et Sing Sing.