De la musique du monde en général à Susana Baca en particulier…
Destin rigolo que celui de la « Musique du monde » : il y a des années, ce qui s’appelait encore de la musique folklorique servait principalement, avec les danses du même nom, à tester les nerfs des chefs d’Etats en visite officielle. Maintenant, bien loin du ridicule, elle a atteint la consécration : la respectabilité occidentale. Si belle affaire ?
Tout a changé. Il y a de la world partout et pour tout le monde. Pour les aficionados purs et durs, il y a d’obscurs vieux édentés d’Oulan Bator, seuls sur terre à encore jouer du biniou à pédales ou de la guimbarde à soufflet. Pour les plus festifs qui veulent sauter dans les festivals comme des G.I. pendant leurs heures de colle, il y a des tas de groupes boum-boum super pêche. Et puis pour le monde respectable des adultes qui aiment écouter de la musique assis, entourés de gens qui ont des problèmes de cholestérol, il y a aussi la « grande » musique du monde, celle des grandes salles cosy, celle des Beaux-Arts, celle de Susana Baca, l’admirable Susana Baca. Cette musique qui viendra aussi renforcer le soundtrack des restaurants végétariens quand les clients se seront lassés de Cesaria Evora et pourra apporter des musiques de fond aux soirées poncho moufles des adhérents d’Oxfam. Mais à force de respecter cette musique si sagement, ne finirait-on pas par passer à côté de son essence ? Car la musique du monde est bien souvent une musique de révolte, une musique de souffrance (comme celle des esclaves afro-péruviens défendue par Susana Baca), une musique foncièrement populaire dans tout ce que ça a d’excitant.
Cette question de respectabilité m’a traversé l’esprit avant d’écouter l’oeuvre de la dame, rien qu’en lisant les notes de pochette. Le New York Times, pas moins : « déclare que ‘Ms Baca(…) has the strength to create her own tradition‘ et National Public Radio que grâce à elle, « …. The world becomes a richer sounding place ». Là je me dis que quand on inspire des phrases aussi pompeuses que vides de sens réel, c’est qu’on n’est pas (ou plus) écouté à sa juste valeur.
On essaye donc de prêter une oreille attentive mais pas trop respectueuse à ce Travesias de la chanteuse péruvienne.
Connue donc au départ pour son travail sur les chants afro-péruviens, Susanna Baca a depuis diversifié ses influences et élargi ses volontés artistiques. Travesias est un disque de chansons venues de tous pays (Haïti, Brésil, Pérou bien sûr et même France avec une reprise de Maxime Le Forestier). Première évidence, Baca chante avec beaucoup plus de coeur que de voix. Très loin de la plénitude et de la force vocale de ses collègues sud-américaines Mercedes Sosa, Elis Regina ou bien d’autres, la Péruvienne chante d’une petite voix pas toujours très sûre ni très juste, parfois même vraiment trop limitée pour servir des chansons magnifiques comme « Viento del Olvido » ou « Volcano ». Reste donc l’émotion. La production semble l’avoir d’ailleurs privilégiée avec des arrangements aérés et délicats, plutôt classiques et sans esbroufe. Il faut souligner la singularité de l’émotion de Susana Baca, elle est en fin de compte à l’image de son pays, timide et réservée. Habitués dès qu’on aborde le contexte musical hispanophone aux chanteuses un peu emphatiques (Omara Portuondo), voire carrément grandiloquentes (comme les chanteuses de rancheras mexicaines), on peut se laisser bercer par cette humilité généreuse qui laisse transparaître une joie permanente de chanter chez la Péruvienne. Hélas, là encore, les limites de sa voix se font assez cruellement sentir pour pouvoir profiter pleinement de grands frissons. Sans doute est-ce pour cela que la chanteuse excelle bien plus dans les chants afro-péruviens, où elle parvient à retrouver la fierté modeste des destins vaincus, que dans des chansons aux mélodies plus lyriques.
Les morceaux de ce disque n’étaient donc peut-être pas les plus adaptés aux qualités de cette chanteuse.
Restent à mon sens trois belles réussites : un duo avec le merveilleux Gilberto Gil, le tendrement amoureux « Pensamiento » et surtout « Palomita Ingrata », chanson où elle renoue avec son travail de transmission des chansons des esclaves afro-péruviens. Son talent est là, magnifique.
Une grande dame pour un disque un peu moyen, donc.