C’est à un nouvel exercice que nous demandons à Ariane Moffatt de se soumettre : écouter son disque, in vivo, et apporter un commentaire instantané titre par titre. A priori réfractaire à cet exercice – car revenant à leur dire : voici une page blanche, dis-moi tout sur toi – l’artiste se laisse entraîner par sa propre oeuvre et se dévoile, petit à petit, au fil des chansons qui défilent. Sa bonne humeur, son accent canadien, le regard pétillant, tout concourt à aimer Ariane Moffatt après avoir craqué pour son oeuvre.
1 « Combustion Lente »
« Combustion lente ». Je dois dire que cet album a un aspect très géographique : il a été fait entre Paris et Montréal, entre la ville et la campagne, le coeur et la tête, voilà la thématique de l’album. Il y a un endroit à la campagne où je pars tout le temps, et où se trouve le studio. Sur cette chanson qui ouvre le disque on entend les criquets qui ont été enregistrés dans ce petit lieu. On les entend en pleine nuit, parfois ça réveille même, au bord du foyer. Combustion lente a à voir avec le papier peint de la maison – des petits pois – et le feu que je regardais – la combustion lente. C’est une métaphore entre la combustion lente et les voyages de notre existence. C’est une chanson qui est née dans la nuit, dans la solitude de ce chalet, et qui exprime une ouverture sur l’extérieur assez flagrante.
Pinkushion : Quand on écoute particulièrement ce premier titre, et en observant la pochette aussi, le nom de Camille est souvent évoqué… Que penses-tu de cette référence ?
(Rires) Oui, il n’y a aucun malaise entre cette femme-là et moi. Son album m’a beaucoup stimulé et inspiré. Il m’a poussé à élargir les différents thèmes de la retenue en création. Lors de mes voyages à Paris ou ici, à Bruxelles, quand j’ai démarré le fil (rires) de mon album, j’avais le désir d’explorer ce travail des voix …. Quand au graphisme, c’est clair que ça fait penser à Camille mais il n’y avait aucune volonté de le faire. Elle a repris récemment dans une émission radio une chanson de mon premier album alors qu’on se connaît à peine. Il y a donc une curiosité entre nous. J’aime bien sa façon très personnelle d’avoir fait quelque chose avec autant d’audace. C’est une inspiration.
2 « Se Perdre »
Il y a encore les criquets (rires). C’est un titre qui prend les couleurs de ce que j’appelle le Rythm and Grunge, le « R & G ». En faisant la maquette, je voulais quelque chose d’un peu groovy, un peu black avec des guitares assez lacérées, très dry, un peu d’effets, des riffs pas élaborés, pas trop de mélodie. Ce titre prend clairement cette direction. Qu’est-ce que je pourrais dire encore ? Au niveau du texte c’est (rires aux éclats)… Le coeur dans la tête, c’est le titre d’une étape, après une expérience – qui ici s’est bien terminée – (rires), c’est un peu ce mélange du pensé et du ressenti, ce double emploi, où l’on a tendance à rationaliser ses sentiments. Ce sont des moments où rien n’est interdit, où tout va bien, tout est cool, un peu comme le métier que je fais qui, vu de l’extérieur, peut être considéré comme l’expression du bonheur, etc… C’est intéressant de se retrouver là car cet album s’est fait après mon premier disque qui m’a très rapidement donné une sensation qui peut te déstabiliser. Avoir tout pour être bien, c’est un peu ça le thème de cette chanson.
A la fin du titre il y a un ragga en roolof. Ce sont des sénégalais, les frères Diouf, des percussionnistes avec qui j’ai joué en tournée. Ils ont cette magie dans la voix : ils racontent l’arrivée d’un sénégalais dans une ville. Il ne sait pas trop où aller, où se trouve son chemin.
C’est très éclectique, ça peut paraître mélangé mais je n’ai pas voulu me retenir.
3 « Le coeur dans la tête »
Je suis arrivé avec ce titre-là en maquette. Il était beaucoup plus dub à l’origine. La ligne de basse du refrain (se met à chanter) a été prise en modèle pour tous les instruments, pour faire ça à la White Stripes. C’est un peu le côté rock que j’ai en moi, et qui est une des autres lignes directrices de l’album car j’aime le jeu des contrastes. Refrain très rock, couplets très feutrés. C’est aussi le titre de l’album, mais ce titre m’est venu avant le titre et même l’existence de cette chanson. J’ai en fait écrit une chanson pour aller avec ce que je voyais comme concept pour l’album. La fin est dub, ce qui permet aussi de belles envolées. Dans l’idée des refrains, c’est les White Stripes.
4 « Montréal »
Montréal, c’est un petit reggae qui permet d’émerger de la première partie de l’album qui était dans le moi profond. Cette chanson-là, comme je le disais auparavant, fait partie de ce parcours géographique et autobiographique. Il correspond au moment où je suis revenue de Paris, de cette expérience de maquette avec M, après le premier album. J’étais un peu …(soupir). Je ne savais pas comment réagir pour ce deuxième album. Je me posais beaucoup de questions, en tant qu’artiste, sur le comment confirmer tout ça. Quand je suis revenue à Paris, dans le terminal Charles de Gaulle, j’écoutais du dub instrumental et du reggae minimaliste. J’ai alors commencé à imaginer une chanson qui raconte à quel point revenir chez soi, quelle que soit la ville, donne l’impression de revenir à la maison avec une nouvelle fraîcheur. Au niveau de la production, il y avait ce désir de faire un vieux reggae. J’écoutais beaucoup de Lee Scratch Perry, et je voulais quelque chose d’analogue.
Pinkushion : On peut espérer une version dub de ton album à l’avenir alors?
(rires) Oui, j’aimerais bien. J’aime le reggae car c’est une musique légère et lumineuse. Il y a quelque chose en moi qui est devenu plus ouvert aussi. C’est une musique noire américaine qui est très cyclique, où il n’y a pas beaucoup d’accords. Mais je veux aller au-delà de l’aspect « je fais du reggae car c’est cool » (rires) .
Pinkushion : Un petit album avec Lee Scratch Perry ou Mad Professor ?
Trop timbrés ! (Rires). Non, avec Max Romeo ! (rires)
5 « Retourne chez elle »
C’est le premier single. C’est encore une fois un bon exemple de R & G. Le dernier album de Cake m’a influencé en fait, je l’écoutais pas mal. Cette chanson n’est pas autobiographique, je tiens à le préciser (rires). J’avais envie d’une histoire un peu black. Tu sais, la fille est à la maison et puis le mec rentre et c’est the fight. C’est plus rock dans le refrain.
Pinkushion : Tu écoutes beaucoup de R & B ?
Oui, j’aime beaucoup.
Pinkushion : Tu devrais faire un autre album avec Pharrell Williams !
(rires) Quand il veut où il veut (rires). Outkast aussi. Ce sont les références. Ils ont un groove de fou ! Di Angelo aussi a un groove de malade, j’adore ! (rires)
6 « Farine Five Roses »
Ok! “Farine Fire roses”. Il faut que j’explique car sinon personne ne va comprendre. C’est la marque d’une compagnie de farine. Ça n’a rien à voir avec je ne sais quoi d’autre (rires). Rien à voir avec la drogue par exemple (rires). Dans le vieux port de Montréal, il y a cette grande enseigne lumineuse en rouge de «Farine Five Roses». C’est très caractéristique du vieux Montréal. C’est une espèce d’emblème dans l’histoire de la ville. Mais dans l’histoire de ma vie c’en est devenu un aussi car je me suis toujours retrouvée dans ces néons en partant ou en revenant. Pour cette chanson, j’ai fait appel à un groupe qui s’appelle Motus 3 f. C’est un duo totalement vocal. Ils font de la musique exclusivement avec la voix. En live, c’est de la vraie beatbox rythmique mais aussi mélodique. Ils font des sets incroyables et je me suis retrouvée à improviser un soir avec eux. Ça s’est avéré concluant – on retrouve un peu de l’original au début – et on est allé au studio enregistrer ça. Une grande partie de la chanson a été produite en studio, après j’ai fait appel à un ami chirurgien sonore qui est passé par-dessus pour donner une certaine structure au tout. Du coup, c’est devenu une chanson très vocale, hip hop en quelque sorte aussi. Un peu drum & bass mais organique.
Pinkushion : Tu fais vraiment dans tous les styles, de préférence black. C’est pas donné à tout le monde.
Oui, j’aime bien toucher à tout. J’essaie de faire en sorte que le songwriting reste sur le même fil (rires), pour pas trop m’éparpiller. Je me dis qu’un jour j’arriverai à faire une chose bien (rires)
7 « Imparfait »
Pinkushion : Celle-ci est superbe !
C’est la seule chanson que je n’ai pas écrite (grands rires). Mais je vais te parler de ce grand auteur compositeur. J’ai étudié la musique – le jazz – à l’université, après j’ai été tirée des bancs de l’amphi par un auteur qui est selon moi le secret le mieux gardé de la francophonie : Daniel Bélanger. Il a 3 ou 4 albums à son actif. Chez nous, c’est la référence de la chanson francophone. Il m’a fait confiance dès le début. Je travaillais sur mes chansons. Un de ses collègues m’a engagé avant qu’un des albums très attendus de Bélanger ne sorte. Je devais tout à coup faire les claviers mais j’étais très intimidée car j’avais plein de musiciens autour de moi que je trouvais plus aptes pour faire ça. La chimie a probablement fait que j’étais la bonne personne pour le faire. J’ai tourné avec lui, ça s’est très bien passé. J’ai éprouvé la nécessité de reprendre une de ses chansons. C’est une façon pour moi de le remercier. Et puis interpréter une chanson de cette trame-là me faisait énormément plaisir. Ça s’appelle imparfait mais pour moi cette chanson a tout de la perfection.
Pinkushion : Mais elle te touche énormément aussi non ?
Oui, mais la version originale c’est avec basse-batterie-guitare en fait, c’est très arrangé. A la fin du parcours de l’album je voulais faire un mix et ça a été finalement un seul take, piano et voix.
8 « Will you Follow me »
« Follow me » c’est un plan séquence, c’est très cinématographique. Cette chanson est comme un court métrage pour moi. La poursuite entre un homme et une femme qui ne se connaissent pas. Dans une ville comme Montréal, très pluvieuse, c’est une quête très charnelle. On a été chercher cet orchestre de violons pour amplifier ce côté-là, très romantique. C’est un peu emprunté à l’électronique mais ça reste en même temps très organique, avec cette batterie très jazzy. Ça a été enregistré en live en fait. Il n’y avait donc ici rien de programmé. Alex McMahon, avec qui j’ai fait l’album, avait un outil qui s’appelle Live, et qui permet de faire de l’électronique live donc (rires). Ça donne ce côté électro mais performance aussi. Je joue ici le piano. C’est mon track préféré de l’album.(rires)
9 « Terminus »
Celle-ci aussi c’est ma préférée sur le disque (rires)
Pinkushion : Elle fait penser à Autour de Lucie.
Je ne connais pas très bien, mais beaucoup m’en parlent. Cette chanson signifie beaucoup pour moi dans l’histoire de l’album. C’est un mélange d’amour et de musique. C’est un peu le terminus. C’est mon coup de coeur, surtout pour ce que ça représente.
10 « Laboratoire amoureux »
J’ai beaucoup écouté l’album de Shuggie Otis : In session information. De la soul. C’est un exercice de style très poussé, avec le beau noir… J’avais envie de faire une chanson très légère, presque cynique surtout par rapport au reste de l’album où tout semble beau et parfait. C’est moi qui ai joué la basse. J’aime bien ce reggae, il a été fait en live. Le premier album, Aquanaut, a été fait beaucoup plus par morceaux séparés que celui-ci, plus live. Tu le connais ?
Pinkushion : Non, mais celui-ci je l’écoute énormément.
Oui, ça se sent. Car pour l’instant, ces journées promo me montrent que les gens connaissent peu finalement mon album. Ils ne l’ont pas écouté, ou si peu. Ils ont juste eu l’album. ça se sent ces choses-là.
Pinkushion : (théâtral) Oui, c’est pourquoi nous sommes l’alternative à la presse ordinaire. Et puis les Arctic Monkeys, Arcade Fire ou Clap your hands say yeah !ont été propulsés par le net.
Oui, tout à fait. Mais je dois dire que dans les journées promo que je fais c’est assez représentatif de ce que tu viens de dire en fait. La démarche est différente. Mais déjà par rapport au Québec, ici, on pourrait presque dire que j’aime la promo. C’est agréable. Alors que là-bas… (rires). Il y a de vrais échanges ici, on parle de musique, de création. Il y avait plus d’échanges dans une journée comme celle-ci que tout ce que j’ai pu faire au Québec !
(rires).
11 « Histoire d’ère »
Cette chanson a été écrite dans une chambre d’enfant. Quand je suis arrivée à Paris j’étais chez Jérôme Goldet, le bassiste d’Arthur H. C’est lui qui a composé « La bonne étoile » que j’ai remixé pour M. Je l’avais rencontré avec Mathieu à Montréal. Il m’avait invitée à venir à Paris. Il m’a logée, on devait faire une émission pour Canal Plus où je devais donc remixer « La bonne étoile ». J’ai dormi dans la chambre de son fils, et ce texte m’a été soufflé là. C’est un peu de la poésie libre, le jet instinctif de mon expression de vie à cette époque-là. Nous voulons être visionnaires, tout chambouler, et puis finalement nous tournons en rond… C’était un peu un cri du coeur (rires).
Pinkushion : Oui, on sent cette authenticité sur ton album. Il est très varié, il m’a vraiment fait le même effet que Camille l’année dernière.
Oui, je n’aime pas les albums dont chaque titre sonne de la même façon.
Pinkushion : Oui, soit trop produit soit sous produit pour faire genre.
Tout à fait ! En général, est-ce que le public français ou belge a envie d’écouter quelque chose d’éclectique comme ça ?
Pinkushion : Si ce que tu veux savoir c’est : passera-t-il à la radio, (rires) je ne sais pas. Camille y est arrivée finalement. Quand c’est bon les radios finissent par céder – si on est optimiste (rires). Enfin…les programmateurs de radio ceci dit, au premier abord, c’est pas trop leur truc tout ça (rires).
12 « Emilie » (hidden track)
Ah ! Emilie est là ! c’est là qu’elle est cachée ! (rires) On a pas fait la même chose qu’au Québec. Cette chanson – cachée – (rires) c’est une belle histoire. En faisant un search sur moi-même (sourire) sur le net, pour suivre un peu ma carrière, je suis tombée sur le blog d’une jeune fille qui avait pris l’extrait d’un texte tiré d’une de mes chansons issues de mon premier album : j’ai pris mon corps pour une feuille en papier. Dans ma version, c’était très imagé mais pour elle, son journal et tout le reste tournaient autour de l’automutilation… ça m’avait complètement troublée de voir une fille comme ça – de mon âge – sur internet, devant tout le monde, exprimer sa douleur comme ça. Je lui ai écrit en lui disant que ça m’interpellait. Elle ne me croyait pas au début – t’es la chanteuse ? – (rires) puis m’a dit que c’était ses affaires, qu’elle n’avait pas à se justifier. J’ai écrit cette chanson sur elle. Je me suis mis dans sa peau. Elle s’appelle Valentine en fait. J’ai hésité à la mettre sur l’album.
Pinkushion : C’est la preuve qu’une chanson, finalement, chacun l’interprète comme il veut par la suite.
Oui, mais enfin, l’automutilation ! (rires). J’avais pas l’impression d’aller si loin dans les sentiments des gens. Mais je vais beaucoup mieux maintenant, je sais que ça ne m’appartient plus une fois que c’est sorti… Des fois je me dis que mes chansons tournent trop autour du je je je. Même si après ça devient un je collectif…j’espère que mon album ne donne pas l’impression de l’artiste qui souffre (rires).
Pinkushion : Non ! Enfin, moi, il ne me donne pas cette impression mais d’autres peut-être … (rires)
Ariane Moffatt, Le coeur dans la tête (EMI)
Le site officiel d’Ariane Moffatt