Avec ce magnifique et affranchi quatrième album, Shearwater passe un cap décisif et s’octroie une place de choix parmi les grands groupes de folk-rock contemporains.


Shearwater et Okkervil River : deux noms de groupe comparables aux deux faces d’une pièce d’or que l’on retournera dorénavant à loisir, sans chercher à savoir laquelle nous portera le plus bonheur. Une même pièce pour un face-à-face entre deux musiciens transportés par leur art, Jonathan Meiburg/Shearwater et Will Sheff/Okkervil River, qui n’a rien d’une lutte intestine entre scélérats pour acquérir un hypothétique pouvoir absolu, mais s’avère être au contraire un échange enrichissant de denrées musicales à la lumière d’une amitié indéfectible et de singularité respectives. Deux frères d’armes à la tête de deux projets réversibles mais autonomes, tour à tour ombre et lumière, qui se nourrissent l’un l’autre sans se cannibaliser. Soit donc Palo Santo, le quatrième album du groupe mené par Jonathan Meiburg – qui a cette fois-ci composé et écrit l’ensemble des onze titres – et sur lequel figurent le multi-instrumentiste Will Sheff, mais aussi Kim Burke (basse), Howard Draper (piano, pedal steel guitare), Thor Harris (batterie), Scott Brackett (trompette) et Craig Ross (organ, guitare).

Avec Palo Santo, Shearwater fait peau neuve. Le groupe troque son beau manteau de fourrure trop grand pour lui contre une veste en laine plus près du corps. Aux poils ras et soyeux, aux boutons dorés et impeccables de Winged Life (2004) est préférée cette fois-ci une étoffe plus grège, parsemée de quelques trous et autres bourres que le temps a fait siennes. L’habit fait le groupe. Paradoxalement, c’est en revoyant ses ambitions à la baisse que Shearwater fait un prodigieux bond en avant et se pare d’un son vraiment convaincant, naturel et tangible, dont on sait combien il participe de l’identité d’un groupe. Les tournées avec The Moutain Goats ou Akron/Family ne sont sans doute pas étrangères à ce salutaire changement de garde-robe sonore. Au contact de toutes ces scènes foulées en si bonne compagnie, la musique de Sheawater a indéniablement gagné en présence brute, en immédiateté et en pouvoir d’attraction. L’espace s’est ouvert, les instruments respirent plus librement, leur coeur bât sous la peau des mélodies, ils n’ont plus peur du chaos (la fin noisy de “Hail, Mary”), ni du silence qui en dit long (omniprésent comme un temps de latence à l’intérieur des morceaux).

La musique se fait chair. Avec Palo Santo, Shearwater trace les contours d’un monde sensible dans lequel il a élu domicile, mais qu’il habite comme une présence fugitive, ne se découvrant jamais totalement. Le groupe de Meiburg est à la fois au centre du monde qu’il invente et reste en partie caché au monde. Beau vertige qui voit cette musique se donner sans retenue tout en s’habillant dans le même mouvement de mystère. De sorte qu’en Palo Santo gît une énigme : celle que draine un groupe en pleine possession des ses moyens, mais qui ne confond pas jouer avec ses tripes et les montrer. La musique de Shearwater n’a rien d’une mise a nu. Comme le trop rare Mark Hollis, mais dans un registre formel plus conventionnel, Jonathan Meiburg (dont le timbre de voix est parfois très proche de celui de l’ex-leader des Talk Talk) atteint un degré d’intimité bouleversant sans être impudique ni nombriliste : l’abstraction des paroles (le flou “Seventy-Four, Seventy-Five”), la recherche d’une pâte sonore organique (le fragile équilibre acoustique de “Palo Santo”), cette façon d’aérer les compositions (le céleste “Nobody”) et la place accordée au vide entre deux notes (les percées silencieuses, le jeu tout en retenue et le lent délitement final de “Failed Queen”) cultivent l’inattendu tout en incarnant une présence authentiquement troublante et sincère.

On entre dans Palo Santo en suivant cette voix majestueuse de Jonathan Meiburg, prodigieux chanteur et guide tourmenté qui émeut d’emblée avec le poétique « La dame et la licorne », morceau sublime, entre tremblements et rage rentrée sur fond de piano éthéré. Au loin se fait entendre un arrière-monde musical dont on ne saurait dire s’il est attirant ou angoissant, mais qui instaure une sorte de prolongement fantomatique bien prégnant. Au minimalisme apparent et à la production parfois intimiste – qui crée un effet de proximité avec l’auditeur -, vient se greffer un envers plus opaque et inquiétant, une rumination instrumentale, comme si la musique de Shearwater se jouait proprement sur deux niveaux : le direct et le différé, le spontané et le réfléchi, la lumière et l’ombre, le second étant toujours susceptible d’empiéter sur le domaine du premier, sans toutefois y parvenir vraiment (sauf sur “Hail Mary” où le bruit de fond parvient in fine a faire basculer le morceau dans l’abîme). Plus touffue et dense qu’elle ne pourrait le laisser croire, la musique ombrageuse de Shearwater, tantôt violentée, souvent caressée, confronte vécu et sensations à l’infinité de l’altérité.

Comme dans un lieu sombre où il nous faudrait nous frayer un chemin à l’aide d’une torche et dont on découvrirait les recoins au fur et à mesure de notre progression, laissant momentanément dans l’obscurité des zones encore à explorer, les chansons de Jonathan Meiburg se dérobent à toute certitude et semblent se jouer sur plusieurs plans, ce qui leur communique une puissance plus grande qu’elles. Tel dépassement est la marque des musiciens les plus précieux. On comprendra dès lors que Palo Santo puisse aussi être considéré comme un des plus beaux et importants disques issus du label Fargo.

– Le site de Shearwater.

– Le site de Fargo.

– A écouter : “White Waves”.