Les musiciens de Turnstile, basés à Baltimore DC, injectent sous haute pression une musique incandescente et féroce ; la chambre de combustion de leur troisième LP Time & Space est un brasier.
J’avoue mon inculture sévère sur la bouillonnante scène hardcore ; ou presque. Les mythiques Fugazi bien sûr mes oreilles ont déjà tâté le terrain, mais seulement sur le bout des lobes … je cherche … Rage against the machine ? Non. Jamais été attiré, de plus pas envie de faire piquer mon ordi (HAL est mon ami), … aujourd’hui Turnstile ; why not ? Mais pourquoi donc s’infliger cet assaut sonique ? Je ne sais pas ; la recherche d’un inconfort ? Le lessivage en règle de mon système auditif ? Un besoin d’extérioriser quelque chose en criant aussi fort que ces auteurs ? Sortir du circuit folk pop indie mélancolique ? Montrer mes biscotos ? Notifier à mes voisins du dessus et du dessous (et latéral aussi) que j’existe (ils n’avaient qu’à se prosterner!), … J’ai trouvé ! Rien de tout ça : les fautifs sont le combo de Pennsylvanie Pissed Jeans chroniqué l’année dernière ici même et qui m’avait entrouvert un nouvel univers. J’avais vraiment apprécié leur radicalité mélodique, leur mordante dérision et la pertinence de leurs textes. Aujourd’hui la musique de Turnstile me semble se consumer sur les mêmes terres. Une première écoute ne m’a pas encouragé à ressortir le dernier Sophia ou Tindersticks !
Je persévère, mais en y mettant d’emblée un petit bémol : je ne retrouve en effet pas la même jubilation qu’à la première écoute du dernier Pissed Jeans (désolé c’est ma seule base de comparaison). Il manque un soupçon de quelque chose, quoi donc à vrai dire, ce n’est pas si facile à exprimer : un peu d’autodérision, un peu de recul sur eux-mêmes, on a vraiment l’impression qu’ils ont la haine – mais trop sérieuse ; pourquoi pas ; c’est le style qui veut ça, mais avec mon groupe fétiche de référence on sentait poindre le plaisir derrière le mur du son. Quoiqu’il en soit, je pressens le potentiel mélodique et dynamique de cette production (Will Yip est à la manette).
Sur l’entame les musiciens fondent direct sur leur proie : “Real Thing” est lourd mais dans le bon sens du terme, les guitaristes Brady Ebert et Pat McCrory tranchent sévèrement dans le lard, leurs lames sonores sont hyper affutées. On découvre la voix percutante du frontman Brendan Yates. On l’attendait à ce niveau d’intensité, ça fonctionne fantastiquement. Ce morceau est idéalement abordable et particulièrement réussi. Il débute et se clôt même par quelques gentils bidouillages électroniques. “Big Smile” est un sourire monstrueux (celui du Joker en comparaison est charmeur), les VU-mètres s’emballent, ils sont écrêtés au maximum de leur saturation. “Generator’’ emprunte différents couloirs musicaux et vocaux, le tempo subit un freinage sévère et éphémère pour ne plus faire entendre qu’un fond de guitares psyché, puis rebondit dans un final super excitant. Ce morceau a plusieurs vies, une dynamique monstrueuse et une production au top.
Dans ce style de musique en particulier je trouve que la linéarité musicale ressort tout particulièrement ; on décroche bien plus rapido que dans un autre genre musical pour une uniformité équivalente, d’où tout l’intérêt de faire court, ou bien de trouver d’autres artifices. Les musiciens de Turnstile cumulent ; ils insèrent quelques brisures salvatrices en plein cœur de la tornade ; par exemple : l’invitée Tanikka Charraé arrondit un maximum les angles sur la douce transition “Bomb’’ façon R&B ou quand “Disco’’, et sa petite ritournelle jazzy à la Sean O’Hagan, flotte littéralement à l’aplomb de ce magma, ou quand l’autre invitée Sheer Mag Tina Halliday prête discrètement sa voix sur le refrain du ‘gothique’ et sonique “Moon’’( accompagné au chant par le bassiste). A bien l’écouter Time & Space n’est pas si radical que ça. On y entend clairement des riffs de guitares et des ambiances 90’s (“I Don’t Wanna Be Blind”) adoucis par un travail systématique sur les voix. Des chœurs, plus mélodiques que la voix sans cœur de Yates, se superposent et viennent amender régulièrement les morceaux.
Mais que l’on ne se méprenne pas, la pression ressentie est phénoménale et les enchainements dantesques. Sur l’impitoyable “High Pressure’’ les musicos se sont mis au diapason de son titre (on croit même déceler un piano fou et désaccorder), et l’enchainement avec le sombre “(Lost Another) Piece Of My World” relève aussi du défi. On n’oublie pas dans ce travail de groupe hyper solidaire et homogène le bassiste Franz Lyons et le batteur Daniel Fang qui ne ménagent pas leurs joies et leurs instruments. Ce combo est méchamment rodé.
Time & Space est une courte déflagration de vingt-cinq minutes mais avec un ressenti de dix. Cette intense séance de hardcore, de punk, de rock, de garage-rock et de musique alternative et psychédélique est jubilatoire.
Roadrunner Records – 2018
https://www.facebook.com/turnstilehc/
http://www.turnstilehardcore.com/
Tracklisting :
- Real Thing
- Big Smile
- Generator
- Bomb
- I Don’t Wanna Be Blind
- High Pressure
- (Lost Another) Piece Of My World
- Can’t Get Away
- Moon
- Come Back For More / H.O.Y.
- Right To Be
- Disco
- Time + Space