Nouvelle pierre apportée à un édifice ambient-country magnifié avec l’incontournable Is A Woman, Damaged laisse poindre les limites des compositions du groupe de Kurt Wagner et s’avère bien plus soporifique qu’enthousiasmant.
Avec Dreamt For Light Years In The Belly Of A Mountain, le nouvel album de Sparklehorse, Damaged constitue une des déceptions notables de cette rentrée. Ces deux albums accusent d’ailleurs le même symptôme : l’inertie. Quand la musique, éprise d’elle-même, n’inscrit plus dans son horizon que ses propres fondements, elle tend inéluctablement à fixer sa course. Le trajet proposé à nos oreilles gourmandes semble alors déjà défini, les enjeux déjà déjoués, et nos attentes se retrouvent subordonnées à un modèle qui appartient encore au passé. Le passé, «endommagé», douloureux, pointé avec un titre court qui en dit toutefois long, comme si Kurt Wagner voulait s’en détacher d’un revers de la main sans y parvenir vraiment, jugulant au présent des plaies anciennes encore suintantes, est justement au coeur du nouvel album de Lambchop. Un passé – intime plus que musical – que Wagner cherche ici à laver dans l’eau calme d’une introspection à peine voilée de cordes majestueuses.
Damaged est l’album des larmes que son auteur voudrait à jamais versées, oubliées, dé-passées. Mais si l’effort est salutaire, le résultat n’est pas au diapason, des larmes – de décéption – coulent à nouveau, les nôtres cette fois-ci. S’exonérer de la douleur, de la maladie (Wagner a survécu à un cancer de la machoire), tout en en agitant le souvenir n’est jamais chose aisée. Lambchop s’y risque avec un neuvième album cathartique et courageux, plus porté sur l’écriture libératoire (les textes de Wagner demeurent un modèle de descriptions touchantes et pudiques d’un quotidien banal, rendu dans sa dimension quasi épiphanique) que sur la musique, cantonnée à une complainte langoureuse se déroulant en de longs aplats rébarbatifs. Tout juste l’emportement de “The Decline of Country/and Western Civilization”, le dernier morceau de l’album, laissera t-il un sentiment diffus de colère rentrée, ultime sursaut rédempteur d’un album qui en compte assez peu.
Pourtant, la participation de mains expertes en électronique, celles de Ryan Norris et Scott Martin, alias Hands Off Cuba, laissait espérer une rencontre heureuse (dans la continuité d’un EP prometteur, CoLAB, sorti l’année dernière) qui, en définitive, n’aura pas lieu, ou seulement de manière pondérée. D’abord bien présent, le duo façonne un environnement synthétique qui imprègne par des effets de scintillements et de miroitements une première composition dilatée de toute beauté (“Paperback Bible”), puis semble disparaître par la suite, s’effacer doucement, laissant en son absence une impression de lourde monotonie, d’ambiance feutrée rapidement ennuyeuse.
Un fâcheux sentiment qui se loge dans la matière sonore de chansons arrangées avec un souci évident de profondeur, mais qui, au final, s’avèrent pourtant sans ampleur. Souvent secondaire, le rythme des morceaux se dilue dans une atmosphère apaisée, un tissage délicat et méticuleux de sonorités acoustiques, légèrement rehaussé par la voix grave et chaude de Kurt Wagner. En ce sens, Damaged prolonge, en l’accentuant à l’excès, une esthétique ambient-counrty dont Is A Woman (2002) restera probablement le sommet indépassable. Non que Lambchop soit parvenu – comme le disent certains – au terme de son inspiration, mais son univers si singulier se trouve à présent cloisonné dans un environnement instrumental hyper-maîtrisé, étanche à tous les dérapages et accidents. Déjà, à travers les impasses de Aw C’mon/No, You C’mon (les tentatives de renouvellement y sonnaient en effet souvent caduques), on entrapercevait la possibilité d’un ressassement stylistique, d’un souffle coupé, moins occasionné par des idées défaillantes que par un souci sclérosant de perfection, un art consommé du bon placement irréprochable, de la note juste ultime, de la phrase jamais en trop, allant de fait jusqu’à la claustration.
C’est ce que confirme aujourd’hui Damaged, un album tellement étranger aux incartades qu’il en devient lisse et académique. Lambchop s’écoute jouer, dégage une doucereuse léthargie ambiante, égrène le chapelet ininterrompu de ses compositions frappées d’immobilisme. Le chuchotement intime de Wagner qui aurait dû nous toucher, nous émouvoir, bouleverser nos coeurs de pierre, passe sur nous sans susciter grand-chose d’autre que de l’indifférence. Tout est impeccable, rien ne dépasse sur Damaged, ni même une mélodie vraiment accrocheuse (rarement la dimension mélodique fut à ce point en berne chez ce groupe, excepté tout de même sur le beau “Fear”). Avec Damaged, Lambchop déballe sans emballer un savoir-faire devenu faire-valoir. Le constat pourra paraître cruel, certes, mais on le souhaite toutefois aucunement définitif.
– Le site de Lambchop.