Les Suuns ont profité du confinement pour s’offrir un processus de création inédit et sans concession, au profit d’un brillant nouvel EP conceptuel.
Sur Fiction, nos talentueux canadiens de Montréal, conduits par Ben Shemie, ont passé au peigne fin leurs sons et approches créatives précédents pour les fusionner avec de nouvelles idées et produire au final une sorte d’alchimie futur / passé. Il s’agit autant d’un projet de curation que de création : tamiser, ré-imaginer et recadrer, parfois complètement démonter puis reconstruire à partir de zéro. Chaque chanson est un enregistrement live qui a ensuite été isolé et retravaillé.
Si Fiction est un projet né de l’introspection et de la réflexion, c’est également un projet inspiré de l’extérieur. Ami de longue date du groupe Radwan Ghazi Moumneh (Jerusalem In My Heart), contribue avec des bouzoukis implacables sur « Breathe », tandis qu’Amber Webber (Lightning Dust) fait entendre un chant de sirène triste sur « Death ». Enfin, le fantôme de Frank Zappa prête au groupe son fervent diagnostic sociétal, aussi pertinent aujourd’hui que jamais, sur « Trouble Every Day », l’étoile du nord (noire) de l’EP.
Les chansons ont été méticuleusement retravaillées, et pourtant tout se déploie sans pratiquement aucune effort, en un seul souffle. C’est le son de Suuns qui se reforme, trouve son équilibre et se dirige vers l’avenir, vers 2021, là où se trouve un nouvel album.
Rencontre avec Ben Shemie.
Pinkushion : Pour quelqu’un qui aurait raté sa vie parce qu’il n’a jamais entendu parlé des SUUNS, on lui dit quoi ? Comment pourriez-vous vous présenter, définir votre groupe et votre parcours ?
Ben Shemie : Nous sommes un groupe de Montréal, très fiers de cette ville. Ça fait une douzaine d’années que l’on joue ensemble. Nous sommes un groupe de rock non traditionnel mais qui a toujours revendiqué cette énergie rock’n roll. On a évolué depuis ces dernières années en étant au démarrage plus punk avant de faire des albums qui laissent plus de place à la musique expérimentale tout en la mélangeant à de la musique plus accessible. Mais toujours de la force et du beat.
Pinkushion : La formation est-elle toujours la même depuis ces années ?
Ben Shemie : Oui jusqu’à cette année où nous avons décidé d’intégrer une nouvelle membre. La scène de Montréal offre des opportunités de collaboration très nombreuses et nous avons un niveau d’exigence élevé dans ce que nous faisons. Ça donc été un « hard job » de le trouver et à la fois une super opportunité en terme d’apport et d’inspiration.
Pinkushion : Vous sortez un nouvel EP qui comporte 6 titres, presque un album. Est-ce une réponse à une contrainte ou l’envie d’explorer une autre manière de faire, un autre manière d’appréhender désormais le lancement de nouveautés pour une groupe comme le vôtre ?
Ben Shemie : C’est les deux. C’est une réponse à la situation actuelle car nous n’avons pas la possibilité de tourner. On avait débuté un nouvel album l’année dernière avec une sortie prévue en octobre mais nous avons fait le choix de ne pas le finir. On a décidé de sortir un EP à la place, ce qui nous permet de faire les choses avec moins de pression et donc avec la possibilité de faire les choses autrement.
Cet EP est assurément différent de nos albums avec de nouvelles influences mélangées à des inspirations plus anciennes revisitées. Cette liberté nous a permis de faire un bel exercice en présentant des idées plus vastes avec des idées plus nombreuses. Nous reprendrons ensuite notre album qui lui, sera plus narratif.
Pinkushion : Quand on écoute « Fusion » et que l’on connait vos précédents opus, on a le sentiment que vous vous tournez de plus en plus vers une musique non pas expérimentale mais une musique plus obscure, plus conceptuelle. Comment gère-t-on cela avec sa maison de disque et avec ses fans habitués à une écriture peut être plus accessible ?
Ben Shemie : Notre musique n’a jamais été une musique hyper accessible pour la radio, donc ça n’a jamais été un enjeu pour nous. Il y a eu quelques titres et albums qui ont rencontré un public plus large, mais ils n’ont jamais été conçu avec cet objectif. Nous n’avons rien changé, le plus important pour nous reste d’être honnête avec nous même.
On veut faire de la musique qui nous parle, nous plait et dont nous sommes fiers. Après si le label ou les fans aiment ou n’aiment pas, c’est juste une autre étape dans notre trajet.
Quand tu es fier de ce que tu as produit et que c’est honnête, ça ne peut pas être raté. ce n’est pas grave si ce n’est pas ce que les gens aiment ou attendent. Nous sommes très conscients de ce que nous faisons ce n’est pas juste des idées posées là, avec une approche hyper intello. Nous tentons de relier, de croiser ces inspirations nouvelles avec nos autres inspirations musicales que nous avons aimé et que nous aimons toujours.
Pinkushion : Vous avez enregistré cet EP dans le mythique studio l’Hôtel 2 Tango à Montréal (Godspeed You Black Emperor!, Arcade Fire, Wolf Parade) qui appartient à Radwan Ghazi Moumneh du groupe Jerusalem in My Heart avec qui vous aviez déjà collaboré en 2015. Quand on inclus une personne comme Radwan Ghazi Moumneh ou comme John Congleton sur Hold/Still, comment gère-t-on la fusion, la rencontre des inspirations, des intentions créatives et des égos alors que vous êtes déjà quatre ?
Ben Shemie : Tout dépend avec qui. Avec Radwan, c’est d’abord un projet amical. Donc ce n’est pas difficile de se comprendre ou de s’entendre. Même avec John, qui est une personne qui aime rester maître de ce qu’il fait, quand il nous a poussé dans une direction ou nous a proposé un mix différent de ce que nous sommes habitués à entendre, nous lui faisions confiance à moins que cela ne me perturbe trop, mais c’est très rare que cela soit arrivé.
Ce type de collaboration est très agréable, c’est une rencontre de genres, un apprentissage riche pour chacun, une chance pour tous.
Pinkushion : Est-ce que cette expérience vous a donné envie de produire d’autres artistes que vous ? Ou de vous tourner vers d’autres artistes et collaborer avec eux ?
Ben Shemie : Évidemment ce serait cool d’ouvrir cette porte. Avoir un « guest » sur un Ep pour un album, avoir une vraie collaboration, avoir du temps pour aller profondément dans quelque chose, pas un simple « feature ». Et ça, c’est rare car cela prend du temps et d’un point de vue logistique c’est compliqué car il faut beaucoup de communication. La proximité relationnelle et géographique avec Radwan a rendu possible cet exercice.
Pinkushion : Entre votre dernier album « Felt » et celui-ci, deux ans se sont passés. Pendant ces 24 derniers mois quelles sont les artistes qui vous ont marqué ou inspiré ?
Ben Shemie : Les douze derniers mois ont été difficiles. Après notre dernier album nous avons beaucoup tourné et avons pris un vrai plaisir à faire « notre job ». Pendant la pause que nous avons eu entre la tournée et le démarrage de notre nouvel album, j’ai composé mes musiques solo qui sont plus lyriques, plus mélodiques. Ce matériel nous a fortement influencé.
J’avais le souhait consciemment ou inconsciemment après dix ans d’évoluer, et peut être en réaction avec ce qui se passe dans le monde, d’être plus contemplatif.
J’ai ajouté également plus d’instrumentation et des instruments qui me poussent plus loin dans mes exigences de composition et de proposition. Cela m’évoque les derniers albums de Talk Talk à la fin de leur carrière avec des influences que je ne peux décrire comme jazz mais qui étaient imprégnées d’influences musicales différentes qu’à l’accoutumée.
Mais nous restons résolument un groupe de rock très influencé par la musique électronique, et je reste intrigué par ces bases musicales qui sont celles de nos débuts, nous ne les avons pas épuisées ! Nous avons en revanche élargit notre vocabulaire et ce que nous essayons de faire désormais c’est de présenter un narratif qui est plus large et on verra dans quelques mois si c’est réussi. Certes, c’est plus ambitieux en terme de composition et d’arrangements, mais le résultat est une proposition musicale plus complexe, plus dense.
Pinkushion : On sent une intimité forte, une densité vraiment assumée dans cet EP
Ben Shemie : Oui effectivement, c’est grâce à notre confiance en nous et dans ce que nous faisons, et cela prend des années pour y arriver, ce travail nous n’aurions pas pu le mener il y a quelques années.
Pinkushion : Un des titres de votre album s’intitule « BREATHE ». A la première écoute, j’ai été transporté dans l’univers du film de Scorsese The Last Temptation of Christ marqué par la musique de Peter Gabriel. Et l’un des autres titres de l’album s’intitule « Pray ». Considérez-vous que dans votre travail il y a dimension sacrée ?
Ben Shemie : Sacré c’est lourd comme mot, car pour moi il est relié à une religion en particulier. En revanche spirituel oui, car la musique c’est un travail sur soi-même. Il y a bien avec le temps et la vie cette dimension qui existe, mais ce n’est pas une quête pour nous. Il reste que nous sommes des gars sensibles !
Pinkushion : Quand vous composez, quand vous jouez, avez-vous le sentiment d’être investit d’une mission ?
Ben Shemie : Moi et c’est très personnel, j’ai comme le sentiment que c’est une impulsion. Je sens que je n’ai pas le choix, c’est un besoin et cela me donne beaucoup de plaisir et à la fois c’est très difficile car cela nécessite beaucoup d’efforts. Ce parcours, ce style de vie et d’engagement nous amènent à avoir un parcours quelquefois extrême car quand c’est bien c’est vraiment très bien et quand c’est pas bon c’est vraiment pas bon :).
Pour moi, c’est un réel besoin d’expression. Quand on joue, la performance c’est l’expression totale, la présentation complète de notre démarche, c’est la fleur de notre plante.
Le show est quelque chose que nous prenons très au sérieux et nous sommes fiers de cet aspect de notre groupe, de la reconnaissance d’être un groupe fort en live.
Bien entendu les enregistrements sont importants car ils dureront plus longtemps que nous, mais vivre le live est une rencontre, un moment éphémère avec un groupe dans une époque précise de leur vie. Tout ce que l’on fait, n’est que la préparation de cet instant, de cette rencontre entre nous et vous.
Pinkushion : Vous vous êtes connu il y a maintenant plusieurs années, avec certainement des rêves et des trajectoires plein la tête. Depuis, quelques années ont passé. Aujourd’hui quelles sont vos envies, votre désir ?
Ben Shemie : Aujourd’hui notre désir collectif est de travailler, on envie de travailler, encore et encore, d’avoir l’opportunité de se nourrir de notre création et de jouer. Et au final, avoir un catalogue plus varié et qui va s’inscrire dans le temps. C’est rare un groupe qui dure, aussi ce serait vraiment beau de pouvoir continuer à approfondir notre création et poursuivre cela pour longtemps.
Avoir un grand catalogue qui bien entendu changerait, comme nous changeons tous, mais toujours avec le même niveau d’exigence, cette même liberté d’expression que nous avons.
Pinkushion : Une volonté de laisser quelque chose de plus intemporel ?
Ben Shemie : Nous avons confiance en nos oreilles et dans ce que nous aimons ou nous n’aimons pas.
Cela permet de continuer à réussir à trouver quelque chose qui nous parle, qui nous parait honnête. Quand ce que tu fais ne te parle pas à toi-même, le risque de produire une création qui va dater est grand, c’est ma théorie. Donc si nous ne changeons pas, si nous maintenons cette approche qui nous réunit, nous pouvons penser que cette dimension d’intemporalité peut exister.
Pinkushion : Pour finir j’ai envie de vous demander pour Halloween avec quel artiste mort vous aimeriez pouvoir jouer ?
Ben Shemie : John Lennon car c’est le meilleur, c’est mon idole. J’ai une longue liste et je peux aussi citer Miles Davis, mais John Lennon c’est réel, c’est vraiment du rock’n roll pur et maitrisé, ce serait vraiment très inspirant, so let’s go John !
Pinkushion : Good Luck et see you in Paris en live !
Suuns – EP « Fiction » chez Joyful Noise Recordings