Artiste précieux à tous égards, Sufjan Stevens se fait rare en nos contrées. C’est invité par la direction de la Brooklyn Academy of Music qu’il nous a été possible, enfin, d’assister à l’une de ses performances, uniques. Véritable oasis culturelle loin des fastes et des lumières de Manhattan, la BAM lui a, en effet, confié l’étrange projet de mettre en musique et image, de célébrer, une route : The BQE (Brooklyn, Queens Expressway) sorte d’état de nature du trafic routier, à la circulation tellement dense que le périphérique parisien n’est, comparativement, qu’une départementale, et qui traverse telle une rivière ces deux « boroughs » au mépris de la cohérence et la cohésion urbaines.
Or, participant à la fois à la composition de la musique mais aussi à la mise en image, c’est tout autant la circulation que la circularité qui seront le leitmotiv du concert. Absent de la scène lors de la première partie, Sufjan Stevens avait néanmoins déposé sa présence sous la forme de cette imagerie surannée, comme un regard extérieur sur l’Amérique, comme un cliché, qu’incarnait, sur scène, des danseuses de Hoola Hoop sur fond d’images de ces zones industrielles qui composent les paysages avalant incessamment les automobilistes qui pénètrent sur le BQE.
Au vacarme de la route, et tel un fantasme, la musique substituera ainsi un entrelacement de mélodies, le jaillissement de fugues tournoyantes et enivrantes, le flux et le reflux de notes conjointes aux limites, parfois, de la dissonance. Sur scène une trentaine de musiciens et d’instruments vont alors œuvrer, une quarantaine de minutes, pour créer la musique de la frénésie, du bouillonnement, du déferlement incessant de voitures, de bitume, et de vitesse. Mais alors que ces va-et-vient incessants, pendulaires et mécaniques semblent le symbole d’une modernité absurde et kafkaïenne, au contraire, et en un contre-pied qui est l’indice même de son génie, la musique de Sufjan Stevens prenait en charge la révélation des signes et de la présence de l’humanité. Si la roue est la plus belle invention de l’homme, la route en est le corrélat indispensable : traversant, cartographiant les espaces, elle est la marque de la conquête de la civilisation sur l’inhumaine et sauvage nature.
Ce concert était la célébration de l’humanité dans ses excès même, dans ce qu’elle a de mouvante et de conditionnée par des échanges constants, répétitifs et orchestrés par des rythmes véritablement métronomiques et circulaires. Pendant la durée de cette expérience nous assisterons à la respiration, au souffle presque humain de la route défilant devant nos yeux comme si la musique, au lieu de l’illustrer, en imposait l’existence, la faisait surgir. Composition baroque faite de contrepoints et d’harmonies complexes, les notes, religieusement, paraissaient à la fois lier intimement images et corps réels des danseuses devant nous, ces prisonnières gracieuses et volontaires de leur cerceau tourbillonnant, et aussi emporter le public, statique, dans l’émulation et la mobilité chaotique de la circulation. Jouant des ruptures de tonalité et d’instruments, les violons soutenaient et déliaient la tension de cette communication presque insensée, quand les instruments à vent autorisaient les spectateurs à reprendre pied, à percevoir la perverse beauté de ces lieux traversés et traversants.
Enfin, la musique d’autoroute a ses lettres de noblesse.
Après un entracte, le concert se poursuivit, plus classique mais non moins passionnant. Arrivant sur scène, Sufjan Stevens, accompagné d’un groupe plus restreint entama la reprise de titres tirés de tous ses albums. “Seven Swans”, puis “The Upper Peninsula” ouvrirent ce nouveau concert et permirent à tous de ressentir l’humilité et la grâce des arrangements, ainsi que la douceur d’une voix qui, toujours, paraît nous susurrer un conte de fée pour que nos nuits soient plus belles. Succédèrent alors des morceaux issues de Come On Feel The Illinoise (“John Wayne Gacy Junior”, “The Predatory Wasp of the Palisades”…) dont l’évidence des mélodies, la sophistication des compositions, l’intégration des voix et des instruments soulignaient qu’irrémédiablement ce garçon ne faisait rien comme les autres. Le concert, entrecoupé de la lecture des lettres qu’enfant il écrivait au Père Noël ou à ses parents, ou du récit de ses terreurs et de ses aventures dans les environs de Detroit où il grandit, mêlait inextricablement et paradoxalement sincérité et ironie, virtuosité et fragilité, mélange habituellement réservé aux longues conversations avec nos amis les plus intimes.
Survint alors comme une déchirure et un départ toujours trop précoce la fin du concert, et pendant quelques minutes, c’est tout New York qui s’enchantait de devenir Chicago.