Un trompettiste (Enrico Rava) et un pianiste (Stefano Bollani) s’isolent à l’Auditorio Radio Svizzera de Lugano, en Italie, afin de réaliser un album intitulé The Third Man. Sur la pochette du disque, dans le coin en bas à gauche, deux pieds prolongent une ombre hors-champ. Si le passé cinématographique d’Enrico Rava, auteur en 2004 d’un magnifique Tati (sur lequel figurait déjà Stefano Bollani), et le noir et blanc expressionniste de la photo convoquent immédiatement le célèbre classique éponyme de Carol Reed, la présence tierce suggérée par ces deux chaussures énigmatiques invite aussi à voir en la personne du producteur Manfred Eicher ce fameux « troisième homme ». Deux musiciens dialoguent, et l’autre, attentif, bienveillant, écoute, laisse se dérouler une musique entre chien et loup, qu’il cadre moins qu’il ne la met en scène, en souligne les accents dramatiques et laisse advenir le profond lyrisme dont elle se nourrit. Par deux fois, la ballade “Retrato Em Branco Y Preto” d’Antonio Carlos Jobim est reprise par le duo, un indice que sous ce jazz volontiers hiératique couve une chaleur toute latine, un goût prononcé pour les mélodies captivantes. On connaissait déjà l’attirance sans distinction qualitative de Stefano Bollani pour la chanson populaire et savante, qu’il mit dernièrement en exergue sur son album Piano Solo. De même, Enrico Rava se plait depuis de nombreuses années à souffler avec un semblable élan sur diverses musiques, allant du free jazz à la musique contemporaine, en passant par la chanson folklorique italienne. Il manifeste par ailleurs un penchant de plus en plus prononcé pour les tonalités feutrées, les lignes claires et le non-joué, caractéristiques centrales de ce nouveau projet. L’alliance des deux musiciens, faits pour s’entendre, confine ainsi à une épure bouleversante et raffinée, où la rigueur d’écriture n’exclue nullement la prise de risques et l’improvisation. Partie de cache-cache, disque noir, thriller sonore, The Third Man décline une majestueuse gamme d’affects qui imprègnent durablement l’oreille.
– Le site de Enrico Rava
– Le site de Stefano Bollani
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