Le retour du songwriter américain se fait sous une nuit glaciale et étoilée, avec un deuxième album pointilliste et bouleversant. La confirmation de détenir là un vrai petit génie. Ne le perdons pas trop vite.


Cela faisait déjà quelques semaines que Snowbeast trônait sur notre étagère, aux côtés de nouveautés plus ou moins attendues. Quelques semaines à languir, le coeur en éveil et les ouïes émoustillées, durablement marqués par Hold A Match For A Gazoline World (Fargo, 2006), ce premier album bancal et chevrotant, mais tellement sensible. Et de repousser toujours un peu plus le moment de déflorer ce deuxième album que l’on devinait sucré-salé, léger et savoureux. Grave aussi, mélancolique même, voire désabusé. Puis le hasard nous amena à croiser la route de Luke Temple lors d’un festival en l’honneur de sa nouvelle maison, le très prometteur label Minimum Music (Perio, David Mead, Sing Sing, Alban Dereyer…), le 1er mars à la Maroquinerie. Et découvrir ainsi les nouvelles chansons de l’américain dans leur plus simple appareil nous secoua profondément. Cet homme, mal attifé, tremblant de trac, se prenant les pieds dans le fil de micro de son banjo, a livré ce soir-là un set d’une beauté crue et pure. Et l’attitude réservée du chanteur n’est pas la seule responsable de ce flot d’émotions qui nous a submergés, il faut aussi parler de ses chansons.

A peine plus orchestrées sur disque, les nouvelles ballades (au sens littéral du terme) acoustiques du grand dégingandé sont des éphémères, des insectes qui illuminent la journée de celui qui les aperçoit, fuyant le soleil et se faufilant entre les feuilles, pour aussitôt disparaître, poussant le promeneur à les chasser, armé d’un filet en soie pour ne pas les blesser dans le cas où il les attraperait. Mais attention, impossible de les épingler et les mettre sous verre. Ces invertébrés méritent de vivre dans un univers protecteur, une serre tout entière dédiée à leur plein épanouissement, dans le but secret de les voir se reproduire. A l’infini.

Luke Temple est de ces chanteurs rares dont la simple voix, haut perchée, est apte à chavirer le palpitant des plus récalcitrants. Un mince filet de rivière cristalline, un courant d’air chaud et froid, un oiseau de passage, un brise venue du ventre de la Terre ou des nuages. Mais donnez du cristal à un boxeur engagé dans le combat de sa vie, il n’en sortira pas grand chose. Car il semblerait que Luke Temple écrit par et pour cette voix, unique. Les douze chansons de Snowbeast font montre d’une maîtrise totale de l’émotion brute. Luke Temple a considérablement renforcé son écriture, tout entière portée vers une interprétation fugace et paradoxalement envahissant l’atmosphère. Quand il composait des vignettes champêtres et colorées sur Hold The Match…, des petites pièces délicates et friables, un brin timorées dans l’aventure, il se jette aujourd’hui dans une quête de l’absolu. Expérimentant ici des touches sonores iconoclastes, tordant là des mélodies qui sembleraient sorties des mains du sculpteur Giacometti, des êtres tellement filiformes et mal dégrossis qu’ils sont à peine soutenus par leur pieds, condamnés au mouvement perpétuel, et pourtant gracieux et magnifiques dans leur dénuement. Les nouvelles chansons de Luke Temple s’interdisent la position de repos, toujours en marche pour éviter le fracas fatal, esquivant les obstacles un à un. Dépasser les redites en chaussant de (trop) grosses bottes symbolisées par une rythmique massive – “Vacation”, “Times Rolls a Hill” -, ou au contraire en foulant d’un pas aérien l’herbe grasse et vierge qui longe les sentes poussiéreuses de l’americana creusées par des contemporains plus respectueux ou moins inconscients – “Where Is Away”, “The Owl Song”, “Saturday People”. Parfois même, Luke Temple s’affuble d’ailes bricolées avec de petits riens et prend un envol majestueux pour ne plus toucher terre tel un oiseau surpris d’exister et d’avoir des choses à dire. Mais qui ne s’en prive pas pour autant.

On traverse ainsi Snowbeast de part en part sans s’en rendre compte, sans avoir ouvert les yeux ni regardé par la fenêtre. On ne sait plus quel moment de la journée correspond le mieux à une telle musique, et ça n’a aucune importance. Posé sur un bourgeon en éclosion, Luke Temple chante sans filet, tintinnabule au creux de nos mains, et ne quitte pas notre esprit longtemps après que le disque se soit arrêté. Un rêve éveillé. Ou pas.

– Son MySpace

– Le site de Minimum Music