Avant d’en arriver à l’immense Third, Portishead avait publié deux albums et un live. Retour sur la genèse de cette oeuvre révolutionnaire, qui porte les stigmates de son époque, mais qui l’a aussi scarifiée de manière irréversible en retour.
En y pensant, l’attente suscitée par la livraison du troisième album de Portishead, Third, est atypique. Comment expliquer qu’un groupe resté presque silencieux pendant plus de 10 ans, après n’avoir publié que deux albums studio, puisse manquer à ce point à son public ? Même le trio ne saurait poser une interprétation fiable à ce phénomène. Il ne s’agit pourtant que de musique, finalement, pas d’un vaccin qui sauverait la planète. D’autant plus que celle de Portishead n’est pas à proprement parler agréable à écouter, ou à tout le moins accessible. Et c’est peut-être là que se situe la clé : la musique de Portishead ne s’écoute pas comme n’importe quelle autre. Elle nous parle, nous agresse, nous met en garde, nous ouvre des perspectives bien sombres, guide notre regard vers l’indicible. Au-delà de la confrontation géniale de genres antinomiques sur le papier, elle est porteuse d’un message, ou mieux, elle est le reflet même de ce que nous sommes, un savant mélange d’humanité et de froideur, un va-et-vient permanent entre notre part d’ombre et le rayonnement du soleil, une plongée sans retour vers les abysses de notre conscience. Portishead a peut-être réussi là où bon nombre d’analystes se sont cassés les dents : mettre en sons le mal-être constitutif de l’être humain. Et c’est bien le propre de l’art que de formaliser ce que les sciences peinent à décrire exactement. C’est pourquoi Portishead est bien plus qu’un groupe de rock, de trip-hop (nom né de cette musique bristolienne dont les représentants sont aussi Massive Attack et Tricky) ou de n’importe quel autre style musical. Portishead est la blessure qui ne veut pas se refermer, l’aiguillon qui nous tient en éveil et nous interdit de fermer les yeux sur ce que nous provoquons. Au même titre que certaines bibliographies (Don DeLillo, Céline, Orhan Pahmuk, J.M. Coetzee, Elfride Jelinek), filmographies (Lynch, Jarmusch), peintures (Basquiat, Picasso, Giacometti, Soulages) ou plus encore certaines discographies (Messiaen, Robert Johnson, John Coltrane), l’oeuvre de Portishead s’inscrit au-dessus de la stricte expression artistique. Et pourtant, l’histoire du groupe de Bristol commence le plus simplement possible.
Après avoir écumé les studios les plus prometteurs d’Angleterre au début des années 90 (en collaborant notamment avec Massive Attack et Neneh Cherry), Geoff Barrow, gandin maigrichon et dyslexique, fan de hip-hop américain et d’Ennio Morricone, croise dans une agence pour l’emploi une chanteuse timide et mal attifée mais au potentiel énorme, Beth Gibbons. Cette dernière, fan de Janis Joplin et de Liz Fraser (Cocteau Twins) tue son ennui au sein d’une petite formation locale. C’est le début officiel de Portishead (du nom de la ville d’origine de Barrow), finalisé avec la rencontre d’un excellent guitariste de sessions, le débonnaire Adrian Utley, jazzman de formation et de 14 ans l’aîné de Barrow.
Assez rapidement, le trio entre en studio pour mettre en sons le flot ininterrompu d’idées de Barrow, parmi lesquelles domine celle de mélanger toutes ses influences. De ce brainstorming que l’on devine douloureux sortira, en 1994, ce qui sera un album révolutionnaire à bien des égards : Dummy, un disque qui ne ressemble à rien de ce qui avait été produit jusque-là, pas même à Blue Lines (1991) de Massive Attack. Car là où 3D et ses complices mixent la soul, le rap et le gospel, en gros l’histoire de la musique noire américaine, le trio de Bristol s’affranchit des frontières tant continentales que culturelles sans la moindre compromission. Et Dummy se révèle bien vite une expérience sonore fascinante, dans laquelle la place réservée au silence est au moins aussi importante que celle dévolue aux scratches de Barrow. Sec, chirurgical, purulent, le son de ce premier effort gifle autant qu’il subjugue. Basse minimaliste et pourtant monstrueuse, down tempo boueux, les chansons semblent avancer péniblement, luttant avec leurs démons. La science du sampling de Barrow brille par ses choix, au premier rang desquels celui de “Glory Box”, le tube des années 90 tous styles confondus, au même titre que “Creep” de Radiohead ou “Smells Like Teen Spirit” de Nirvana. L’idée géniale de “Glory Box” est d’avoir mixé cette ligne de basse désormais légendaire, un sample de “Ike’s rap II / Help me love” de l’album Black Moses (1971) d’Isaac Hayes, à la voix déchirante de Beth Gibbons. C’est d’ailleurs l’autre grande force de Dummy, et de Portishead plus généralement. Beth Gibbons chante comme une chanteuse soul en pleine souffrance, mais avec mesure. C’est elle qui apporte l’humanité au trip-hop du groupe, c’est elle qui ouvre le groupe à l’accessit public, c’est elle que l’on reconnaît instantanément. Cette voix sensuelle, sublime, magnifie des compositions par trop cliniques. Il serait vain de citer quelques exemples tant elle traverse intégralement l’album avec génie. Signalons juste “Roads”, seule ballade quasi pop, joyau ultime de l’album qui voit Gibbons se recroqueviller, s’enfermer quand les arrangements s’ouvrent enfin par la grâce de cordes élégiaques. Ses textes, infiniment personnels, évoquent la difficulté d’être femme aux yeux d’un homme qui ne la considère pas, parlent de douleurs, d’amour, de cruauté. Concis, profonds et sincères, comme pouvaient l’être nombre de ceux chantés par ses idoles du jazz quelques quarante ans plus tôt (Billie Holiday et Nina Simone pour ne citer qu’elles).
Désormais, on ne compte plus les disques de trip-hop, les groupes qui s’inspireront de cette noirceur et artistes qui aligneront samples et guitares avec plus ou moins de bonheur pour créer des oeuvres plus ou moins personnelles. On n’en retiendra peu, finalement, tant ce style est voué à l’économie, se conjugue mal avec carrière, demandant bien plus qu’une bonne culture musicale.
Le succès tant critique que public de Dummy a mis le combo sous pression. Pourtant, même pétrifié à l’idée de donner une suite à la hauteur de ce premier coup de maître, il rentre assez rapidement en studio pour créer une réplique dévastatrice au premier tremblement de terre. C’est un disque sans véritable nom, orné d’une photo noir et blanc et d’un livret réduit à sa plus simple expression qui sortira, en 1997, des cerveaux fumants des trois amis. Geoff Barrow n’est plus le seul gourou du groupe, Utley va en effet imposer sa guitare western sur bon nombre de titres. Et surtout, Gibbons va se transcender, s’imposer définitivement comme la pièce maîtresse du jeu. Tout au long de ce disque, qui rend plus que jamais hommage aux musiques de films américains des années 60 et 70, la chanteuse va tour à tour passer de la petite fille terrorisée à la sorcière sanguinaire ou la diva soul, jonglant avec les personnalités comme avec les états d’âmes, se mettant même en péril. Elle crache, feule, geint, mais par dessus tout, chante comme jamais. Elle est la perle noire du groupe qui porte l’âme de cette musique cinglante, une fois de plus. Nettement plus orchestré que son prédécesseur, Portishead fait logiquement suite à Dummy en dominant les profondeurs que ce dernier avait atteintes. Toujours en down tempo, Portishead est violent, rentre-dedans, inconvenant presque. Que ce soient les cuivres blafards de “All Mine”, le Moog émouvant de “Undenied”, ou les cordes pétrifiantes de “Half Day Closing”, tout confère à la trouille, la peur bleue. Barrow semble menacer son public de l’épouvante, le mettant en garde, le torturant. Et pourtant, s’il devait exister le syndrome de Stockholm dans la musique, Portishead en serait la parfaite illustration, tant son pouvoir de séduction est irrésistible. Quand Dummy faisait de Portishead, le groupe, de vrais petits génies torturés, ce second opus les transforme en parangons incontestés du lyrisme cruel, dépassant une simple expression musicale pour construire un univers tortueux, aux couloirs bardés d’épines, mais tellement puissant. Oui, il s’agit bien de la puissance dans son expression la plus brute. On ne peut s’empêcher, à observer de loin des ouragans ou des orages terriblement destructeurs, de les qualifier de beaux, car quand la nature se déchaîne, impitoyable, elle est dramatiquement belle dans sa sauvagerie. C’est exactement le même sentiment d’attraction/répulsion que provoque Portishead, ce désir impérieux de se brûler, ce besoin plus fort que nous de goûter à ce poison que l’on sait mortel. Il n’y a plus de concurrence, plus de comparaison possible dans le joli monde de la musique amplifiée. Portishead est à ce point magistral que même ses auteurs ne s’en remettront que très difficilement, la tournée qui suivit les laissant littéralement sur le carreau.
Les concerts des bristoliens sont en effet d’intenses célébrations, des moments de magie noire sans victime officielle. Il faut pour s’en assurer visionner le DVD de celui donné dans la salle de bal de New York, Roseland, en 1998. Bien plus intéressant que sa version CD (et plus complet aussi), ce film donne à voir le trio exécuter au propre comme au figuré la quasi-intégralité de ses chansons, accompagné d’un groupe et surtout d’un ensemble à cordes et vents. Et la première chose qu’il ressort de ce film est que, contrairement à ce que soutient la légende, Portishead ne fait pas exactement de la musique électronique. La puissance évoquée plus haut prend corps ici quand toutes les parties instrumentales samplées sur disque sont interprétées live par l’orchestre, donnant un volume insoupçonné aux litanies glaciales du trio. La place réservée aux guitares de Barrow, à la batterie de l’incroyable Clive Deamer ou au Moog fait pencher la balance vers une musique définitivement organique, faite de chair et de sang (beaucoup de sang), à peine colorée de touches electro et des scratches toujours judicieux de Barrow. C’est d’ailleurs lui le plus heureux de la bande puisque le voilà dans la ville qui vit la naissance de sa musique de prédilection, le hip hop. C’est dans les suburbs de la Grosse Pomme qu’il faut chercher la généalogie du caractère strictement urbain de la musique de Portishead. Et de fait, le groupe est ravi d’être là, le public le sent et respecte d’autant plus l’intense émotion qui se dégage de ce show. Car il s’agit d’un show atypique, ne serait-ce que par sa mise en scène. Le groupe est situé au centre de la piste de danse, en contrebas du public assis tout autour. L’éclairage est figé, crémeux, sépia, comme s’il fallait uniquement se concentrer sur la musique, rien que la musique. Effet réussi puisque malgré son immobilisme, ce dispositif scénique scotche le spectateur devant son écran, admiratif des mimiques de Beth Gibbons, un vrai spectacle à elle seule. Timide quand elle ne chante pas, fumant cigarette sur cigarette, déambulant entre les musiciens, elle concentre tous les regards sur elle dès lors qu’elle empoigne le micro, crispée, yeux fermés, ténébreuse égérie d’un groupe jouant avec la déréliction comme d’autres avec l’esbroufe. La douleur qui transparaît quand elle interprète ses textes tranche avec son attitude effacée lorsque les musiciens avancent seuls. Ainsi, ces obscurs laborantins de studio se révèlent-ils bêtes de scène, envoûtants à bien des égards.
La suite de l’histoire est désormais inscrite avec la publication de ce troisième album, exactement 10 ans après le dernier signe de vie discographique des bristoliens. Entre temps Adrian Utley a aidé nombre de groupes à publier leurs petits disques de rock’n’roll, ou pas (Mark Hollis, PJ Harvey, Sparklehorse, Goldfrapp, Bashung…) et a continué à jouer du jazz avec ses (autres) amis. Beth Gibbons s’est associée à Paul Webb, alias Rustin Man le temps d’un Out Of Season (2002) sépulcral et, évidemment, magnifique. Quant à Geoff Barrow, il est celui qui a eu le plus de mal à se reconstruire, s’exilant en Australie pour se ressourcer musicalement et personnellement. L’aventure continue, et il semblerait que Portishead n’ait pas fini de nous tourmenter. Pour notre plus grande satisfaction.
PS : à noter que ces trois disques sont édités par Go! Beat.
– Le site officiel du groupe.
Lire également :
– la chronique de Third
– le compte-rendu de leur concert parisien du 6 mai 2008