Scout Niblett se laisse difficilement approcher, mais une fois amadouée, elle ne se retiendra plus de vous cajoler. A moins qu’elle ne préfère vous griffer violemment. Vous êtes prévenus.
Nous attendions une confirmation scénique pour oblitérer la sensation de tenir là quelqu’un d’atypique, c’est désormais chose faite après un récent passage enflammé à la Maroquinerie. Retour sur cette fée blessée qu’est Scout Niblett.
Portland, Oregon. On l’avoue humblement, cette ville nous est inconnue. Mais pas sûr que l’on ait envie de goûter à son air, tant ses effets sur les artistes le respirant semblent dévastateurs. Le plus tristement célèbre est le regretté Elliott Smith. Voici aujourd’hui Scout Niblett, petit bout de femme qui ne paie pas de mine, mais capable d’une violence rare quand il s’agit de se livrer, souffrant plus qu’elle ne chante, et capable de tutoyer les dieux pour, dans un même souffle, haranguer les foules de cadavres croupissant dans les cimetières de son beau pays.
À l’instar de son défunt aîné, c’est son troisième album officiel qui nous la fait connaître (hormis un premier LP confidentiel sorti au format vinyle). Et toujours dans la lignée du grand Smith, ce troisième disque est en tout point magistral. This Fool Can Die Now propose un voyage entre noirceur abyssale et douceur vespérale, alternant lancinement folk et coups de butoir rock ravageurs, le tout entrecoupé de petites vignettes où la jeune fille chante faux, à peine accompagnée d’une batterie asthmatique. L’effet est saisissant, durable et surtout vite addictif. Et Steve Albini de capter cette énergie furieuse avec sa légendaire science du maniement de la poudre. De mémoire de mélomanes, seulement deux disques féminins nous avaient scotchés à ce point, tous deux présentant des caractéristiques tout à fait similaires, à savoir une voix hors-norme, des chansons profondément dépressives, des arrangements squelettiques et un son près de l’os. This Fool Can Die donne en effet à observer une valse sanglante entre Dry de PJ Harvey et What Would The Community Think de Cat Power. Même sauvagerie dans l’exécution, mêmes accalmies déchirantes, même déséquilibre mental, et surtout même fuite devant la lumière. Scout Niblett insuffle ainsi un souffle certes presque classique à sa musique, mais possède une personnalité extraordinairement forte, lui permettant de poser avec ce disque un troisième jalon dans la catégorie des disques de femmes violents, introspectifs et bouleversants.
Ce qui frappe chez cette chanteuse qui semble tout juste sortie de l’adolescence, c’est sa hargne, la rugosité de ses textes et la profondeur de sa musique malgré des arrangements d’une misère absolue. L’écriture de l’Américaine est d’une puissance de feu, jonglant avec les mélopées sans accroche et les tirs à balles réelles de certaines compositions. Soutenues par une voix capable de tous les outrages, ses chansons en voient de toutes les couleurs, mais jamais de bien jolies. D’ailleurs, le chantre du folk rock acerbe et couillu ne s’y est pas trompé : Bonnie « Prince » Billie sillonne en effet régulièrement ce disque, posant ici et là son chant cabossé et unique. Et le mariage de ces deux fauves donne lieu à des moments de grâce pure – “Do You Wanna be Buried with my People” ou la reprise “River of no Return” sont même de purs chefs-d’oeuvre.
Entre brutalité totale et recueil souverain, on ne choisit pas tant la chanteuse est à l’aise dans tous les exercices. Car Scout Niblett n’est pas juste une bonne chanteuse dotée d’une plume d’un niveau supérieur. Scout Niblett s’exprime, vit et meurt à chaque chanson. La musique n’est plus une catharsis, la musique est. Et Scout Niblett lui devant tout, elle lui donne tout. Inutile de se perdre en conjectures, d’aligner des arrangements époustouflants pour exprimer sa douleur. À peine si quelques violons viennent se perdre à une ou deux reprises, probablement des musiciens de session égarés qui, s’étant trompés de studio, n’ont pas osé déranger et ont suivi la chanteuse pour se fondre dans le décor. Cette épure, décalque parfait de l’âme malade et bousculée de Scout Niblett, confine à l’écoute religieuse. Pas de cette écoute empruntée, polie et impressionnée juste ce qu’il faut. Non, une écoute qui coule de source tant la chanteuse capte, happe littéralement l’attention. Il faut d’ailleurs la voir sur scène où ses chansons prennent vie, le spectacle est pour le moins pétrifiant et subjuguant en même temps.
Un ange est encore en train de nous passer entre les doigts. Il serait peut-être urgent de refermer délicatement sa main pour l’y accueillir avant que l’air de Portland ne l’emporte, elle aussi.
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