Entre les mains expertes de ces Berlinois la pop revêt des atours musicaux que l’on aimerait voir plus souvent explorés. Un premier album magistral.
Si le quartet The Magic I.D., fondé en 2005, est ce que l’on peut appeler vulgairement une découverte, ses membres constitutifs ne sont plus vraiment des débutants. La trentaine bien tassée, Kai Fagaschinski, Christof Kurzmann, Michael Thieke et Margareth Kammerer ont tous déjà bourlingué par monts et par vaux, sous leur propre nom ou au sein de formations dévolues majoritairement à l’improvisation. Suffisamment en tous les cas pour prétendre aujourd’hui à une reconnaissance qui déborderait le cercle d’initiés dans lequel ils ont été confinés jusqu’ici. Ainsi considéré, nul doute que The Magic I.D. constitue une voie royale, tout en restant exigeante, pour pénétrer un territoire – post-pop – par essence plus populaire. Loin des investigations prétentieuses et de l’exhibition gratuite de ses savoirs, le groupe Berlinois opte plutôt pour une recherche esthétique raffinée et collective qui, sans conforter l’auditeur dans ses habitudes, a le modeste souci de le séduire durablement.
Peu commune l’association instrumentale de deux clarinettes (Fagaschinski à droite et Thieke à gauche), de deux guitares, électrique et acoustique (Kurzmann/Kammerer), et de deux voix (masculine/féminine, Kurzmann/Kammerer), combinée aux manipulations électroniques de Kurzmann, attise, ne serait-ce que sur le papier, la curiosité tant elle peut sembler de prime abord être un obstacle au développement d’un univers de nature popisante. Certes, si une telle instrumentation n’est pas sans tenir de la musique de chambre, l’écriture du groupe l’adapte soigneusement à un format de chansons, affranchies toutefois des canons du genre (structure binaire du ce couplet/refrain, mélodie addictive identifiable d’emblée, efficacité des arrangements) et pouvant mordre autant sur le terrain abstrait que mélodique. Seule la chaloupée “Martin Fiero”, adaptée librement d’un texte du poète argentin José Hernández, répond aux impératifs d’une architecture assez prévisible, calée sur un beau dialogue mixte à deux voix, des arpèges de guitare acoustique et un tempo languide. Quant aux cinq autres morceaux, d’une durée allant de cinq à treize minutes, force est de constater qu’ils échappent à toute forme d’anticipation, mêlant composition savante et improvisation finement imbriquée, sans que l’on parvienne d’ailleurs à déterminer où s’arrête l’une pour commencer l’autre.
Malgré le jaune pimpant de sa pochette, l’ambiance de Till My Breath Gives Out s’avère globalement automnale. Les tonalités lancinantes des deux clarinettes déterminent des lignes de fuite inquiétantes, presque oppressantes, qui s’enfoncent en fusionnant dans l’épaisseur du temps pour mieux le plier à leur ultime direction, jouant parfois d’effets de feedback sur fond d’arrière-monde électronique angoissant. Sur l’inaugural “True Holiday”, par exemple, au moment précis de leur disparition, elles ouvrent une brèche où se fait jour la diction de Margareth Kammerer : cette dernière vient alors indiquer d’emblée la portée subtilement politique de l’album, en empruntant des vers du poète américain Douglas Grase ponctués d’un ressac sonore mugissant. Puis sa voix lumineuse et sensible – un chant diaphane comparé un peu hâtivement à celui de Joanna Newsom – accompagnée d’une guitare acoustique, avance, imperturbable, alors que l’environnement électroacoustique alentour semble vouloir constamment la recouvrir, l’anéantir, ce jusqu’à ce que la musicienne entonne un « out of the time » mâtiné de désespoir. Cette tranquillité, au moins apparente, de la voix limpide, sereine, qui contraste avec un paysage sonore indéterminé et étiré confère à Till My Breath Gives Out sa force tragique et infiniment troublante. Greffe de l’affect sur l’horizon d’un monde mécanisé en manque de perspectives, besoin vital de survivre au milieu d’un chaos organisé et aliénant.
Ce travail virtuose sur la durée et l’étendue (un instrument exprime sa raison d’être et sa force émotionnelle sitôt que la composition lui laisse le temps de s’étirer dans l’espace), qui rappelle par maints aspects celui de Gastr Del Sol, prend toute son ampleur sur l’intense “Winterssong”. Au début minimaliste du morceau (le mariage de la voix grave de Kurzmann et des deux clarinettes fait songer à de la musique contemporaine), succèdent des motifs électroniques répétitifs (rebonds sonores d’une balle virtuelle de droite à gauche, ajouts de sons cadencés et itératifs) qui signifient une temporalité marquée, dissonante et envahissante, mais au final maîtrisée. La tension contenue dans cet assemblage musical, où la fixité le dispute à une panique froide en parfaite adéquation avec des mots utilisés comme autant d’armes (« Comfortless land/Condemned nations/Abandoned critics/Deserted and bland »), montre qu’au-delà des espaces post-pop, confondants de beauté et d’inventivité, The Magic I.D. conçoit la musique pleinement comme un devoir de résistance : résistance à l’étiquetage, aux carcans formels, à l’air vicié du temps, aux molles pensées. Prenons-en acte sans plus attendre.
– La page MySpace de The Magic I.D.
– Le site du groupe
– Le site de Erstwhile Records
– Le site de Orkhêstra