Cette rencontre entre trois légendes vivantes du free jazz contemporain établit la liberté comme langage universel et célèbre la fougue irrépressible de musiciens au sommet de leur art. Énorme.
La nouvelle s’est d’abord répandue comme une traînée de poudre sur le Net : s’enregistrait dans les studios Orange de Bill Laswell, un album produit par John Zorn, réunissant trois pointures actuelles du free jazz, le saxophoniste Anthony Braxton, le batteur/percussionniste Milford Graves et le contrebassiste William Parker. Quand bien même pareille — et inédite — association de musiciens s’avérerait au final déceptive (l’écueil, aux nombreux précédents, du casting de rêve qui tourne court), sa seule possibilité ménageait déjà en soi suffisamment de questions et de supputations pour combler l’attente. Un cortège d’interrogations balayées d’un revers de baguette à l’écoute de Beyond Quantum, stupéfiante réussite de musique moderne improvisée comme il nous est peu donné d’en entendre. « Musique moderne improvisée » disons nous : la formule n’a rien de galvaudé. Se joue ici, en triangle, un rapport au temps et à l’espace qui déplace les perspectives du free, repousse les frontières de l’audible, tend la corde de l’improvisation entre des formes musicales déjà venues ou en devenir. Quelque chose d’inouï, en somme, s’invente et traverse les soixante-trois minutes de Beyond Qauntum.
Toujours proches de la rupture, dans l’oeil du cyclone, les cinq improvisations collectives sans titre — autre qu’une numérotation sommaire désignant autant de réunions — fuient toute idée de performance pour inscrire dans leur course effrénée une mise à mort de l’inertie. Surtout, ne pas s’arrêter, se dépenser pour ne pas penser. Se tenir dans cet interstice où les puissances de la chair dictent leur loi, où la pulsion est reine, le désir vierge de tout calcul. Sans cesse renaître, et rejouer cette naissance. Chacun des morceaux de Beyond Quantum invite à cela : repartir de zéro. D’abord le souffle long, la rythmique posée, les phrases qui cherchent la lumière du jour (emblématiques les premières minutes de “Fourth Meeting” où Braxton passe du gémissement au chant). Puis le monde prend forme, au bord de l’effondrement, le temps se condense, l’espace s’ouvre à toutes les pérégrinations sonores. L’échappée belle conduit à l’accident, le détour bute sur l’accroc. Vie et mort, en un même geste. Sans préméditation, la musique trouve ce qu’elle ne cherchait pas — l’inconnu ? Peu nombreux sont les disques — y compris de free jazz — à communiquer un tel sentiment tangible d’instantané, au sens photographique du terme : la saisie de la trace du réel. Ce moment a eu lieu, ces corps ont vécu, à travers la musique, parce qu’eux-mêmes étaient entièrement musique. L’histoire est connue, rarement toutefois elle s’est faite entendre à ce niveau d’intensité (grandeur du mixage de Bill Laswell qui restitue avec précision l’empreinte minutieuse de chaque instrument malgré leurs nombreuses superpositions).
Permanente, contingente, la mise en danger obéit à l’entrechoquement de blocs d’énergie, au hasard des possibles et à la nécessité de combler tout éventuel vide. Du hasard comme nécessité. Il en va ainsi d’une liberté de jouer ensemble, tambour battant, qui défierait l’angoissant silence. Hanté, imprévisible, déroutant, incandescent, Anthony Braxton se montre magistral, entièrement livré à la musique qu’il joue, véritable corps en fusion emporté par les soubresauts d’un souffle superbement affranchi de tous les codes de bienséance. Alternant tantôt au saxophone alto, au soprano et à la clarinette basse, il gémit, vocifère, éructe, invective, crie, pleure, rit, miaule, vocalise, menace, rassure, enserre, épuise. Une palette expressive impressionnante. Une manière de sauvagerie, voire de tribalisme (“Second Meeting”). Aux percussions, Milford Graves exploite les atouts de sa nervosité, utilise tout ce qui lui tombe entre les mains — y compris ses mains d’ailleurs. Scintillements incandescents des cymbales, battements infatigables des toms. Saccades, syncopes et autres roulements abrupts composent un épais matelas rythmique sur lequel les saxophones de Braxton viennent rebondir à l’envi ou s’effriter. A la contrebasse, William Parker est une nouvelle fois superbe de présence pulsatile, privilégie les motifs itératifs, n’hésite pas à saisir l’archet sans prévenir (à la fin de “First Meeting” notamment, ou de façon plus affirmée sur « Fourth Meeting ») et la shawn (“Fifth Meeting”). Libérant son instrument de sa fonction métronomique, il s’emploie à faire dévier le nombre de mesures et à dédoubler le tempo, à l’accélérer ou le ralentir, constituant ainsi une fondation des plus solides au work in progress. Il contribue, aussi, plus que ses deux compères, à apporter ce supplément d’africanité que l’on perçoit tout au long de l’album, au travers d’un accelerando ou d’un changement impromptu de tonalité.
Il nous reste à espérer à présent que cet acte de naissance d’un trio d’exception augure de suites tout aussi foudroyantes et essentielles.
– Le site de Tzadik
– Le site de Orkhêstra