La cavalerie ne peut plus rien pour David E. Edwards. C’est seul qu’il combat ses démons, avec une rage terrifiante.
S’il fallait, dans un blind test, nous donner à reconnaître le groupe coupable des premières mesures de “The Beautiful Axe”, nous n’aurions pas parié un kopeck sur Wovenhand avant l’entrée de la voix si caractéristique de David E. Edwards. Et pourtant, Ten Stones est un livre ouvert sur les influences et les goûts du chanteur de Denver. Mais qu’on ne s’y trompe pas, à une exception près (et quelle exception, nous y reviendrons), l’univers de l’ancien leader de Sixteen Horsepower patauge dans la fange du rock, qu’il soit métallique, squelettique, arythmique ou même anachronique. Or si les dix pierres (sans compter l’instrumental envoûté qui clôt l’album sur une touche mortifère) qu’il étale devant nous sont d’une noirceur indicible, elles n’en sont pas pour autant rebutantes tant il a su créer un album complexe et aventureux.
De ce creuset David E. Edwards tire une musique marécageuse, souvent agressive. Accumulant toujours un peu plus les instruments à chaque livraison, il fait montre aujourd’hui d’une faim rarement assouvie de découvertes. De cette palette instrumentale, il tire toujours la part d’ombre, mixant, fondant cette matière protéiforme pour en livrer une texture poisseuse de laquelle se dégage péniblement une ligne mélodique. Les respirations viennent d’un pont, d’un piano perdu, d’un violon agonisant. En d’autres endroits, c’est quand la six cordes est jouée acoustique, et qu’elle scintille dans toute cette poix, qu’on apprécie pleinement la dextérité économe du songwriter.
Malheureusement, la production de Daniel Smith (Danielson) est vite stoppée par une muraille qu’elle ne franchit qu’à de trop rares occasions, rendant par moment Ten Stones opaque, écrasant même cette appétence pour les expérimentations. Ceci est fort dommage tant ce sixième album montre combien le divin joueur de banjo qu’est Edwards, contrairement à ce qui lui a été longtemps reproché du temps de 16HP, sait tourner son regard vers des horizons autres que ceux qui s’ouvrent à lui dans son Colorado natal. Certains morceaux tirent toutefois leur épingle du jeu, on pense notamment à l’ahurissant “Kicking Bird”, qui sonne tel un vieux standard de blues redneck rehaussé à la sauce stoner du meilleur effet.
Reste cette voix si unique et ces textes ô combien stratifiés. Grâce à son chant habité, il se livre encore et toujours à sa perpétuelle catharsis, n’en finissant pas d’expurger les pires scenari, puisant tant et plus dans l’imagerie de la rédemption comme dans les légendes les plus obscures, sans pour autant jamais verser dans un prosélytisme forcené. Cette façon de livrer ses démons, porte voix d’une population en proie à des tentations trop fortes et qui pourtant les dégoûtent. On admire cette capacité à s’exposer sans jamais invoquer notre apitoiement, tel un conteur investi d’une mission non pas d’évangélisation mais bel et bien de passeur : « voyez comme certains vivent » semble-t-il nous dire au détour de chaque phrase.
Et puis il y a un petit moment de pure magie, une reprise de “Quiet Nights of Quiet Stars” d’Antonio Carlos Jobim, un domaine dans lequel on n’aurait jamais imaginé le cowboy. Edwards se transforme soudain en crooner authentique, démontrant de manière définitive le grand chanteur qu’il est, et faisant preuve d’une sérénité rare chez lui, comme un moment d’accalmie parfaitement salvateur, une idée de la vie sans question, avec juste le bonheur d’être là comme moteur. Une grande chanson par un grand chanteur, il n’en fallait pas plus pour rendre ce disque émouvant tant elle réhausse tout le reste.
Tant que David E. Edwards ne sera pas sur le chemin de l’apaisement, il continuera à produire cette musique puissante et malsaine, tordue et ambitieuse. Ne souhaitons donc pas qu’il trouve la clé à tous ses troubles trop tôt, nous perdrions alors un artiste hors pair.
– Le site officiel