Retour aux sources soul de son trip hop vénéneux pour l’empereur du genre. C’est qui le chef ?
Massive Attack sera passé par tous les états des super stars : promesses énormes, chefs d’oeuvre, ruptures, grand guignol, traversée du désert… Voici donc logiquement le groupe dans sa période de résurrection. Et si le trio originel n’a pas résisté aux pinces mortelles du soleil noir Mezzanine, le retour aux affaires de Grant Daddy G Marshall aux côtés de Robert 3D Del Naja en 2008 — Andrew Mushroom Vowles ayant copieusement refusé toute possibilité de recollage de morceaux (de verre) — préfigurait un horizon qui se dégageait enfin pour l’une des plus grosses boutiques du trip hop bristolien (le vrai ?), aux côtés de Portishead, et pas loin des cousins UNKLE.
Certes, l’affaire était mal engagée. D’abord, il y eut en 2003 ce pauvre 100th Window dont le seul mérite fut d’entendre la belle voix de Sinnead O’Connor se confronter à celle, tout aussi obsédante, du fidèle Horace Andy, suivi de cette collaboration d’une vacuité abyssale avec Luc Besson pour Danny The Dog. Puis il y eut en 2008 Third, inaltérable troisième album des frères ennemis Portishead qui renvoyait 3D et ses ordinateurs au rang d’amuseurs publics pour festivals estivaux en manque de gros mots. C’est donc Daddy G qui sauvera la mise (on ne connaît pas la teneur des négociations, mais elles furent onéreuses, semble-t-il) en réactivant la rythmique suave et poisseuse des débuts. L’autre bonne nouvelle, c’est que le duo a retrouvé, outre une crédibilité, un vrai goût de l’écriture et un certain génie du featuring.
Au-delà même du featuring, plutôt que d’aller dans le sens de la marche en tentant de raccrocher des wagons abîmés au train déboulant des musiciens à têtes chercheuses de leurs époques, le néo-duo les a simplement associés à ce qui est le vrai cinquième album de Massive Attack. Et c’est ainsi que le casting de Heligoland rassemble les noms parmi les plus précieux du moment : deux membres de TV On The Radio, Tunde Adebimpe et Dave Sitek, le cerveau de Gorillaz et The Good, The Bad & The Queen, Damon Albarn (à défaut du producteur Danger Mouse, probablement plus assez de place pour autant d’egos), Guy Garvey des mésestimés (en France en tout cas) Elbow ou Adrian Utley, redoutable fil rouge sang de… Portishead. Au micro, en plus des pré-citées célébrités, pour faire oublier Shara Nelson (qui emmena si haut le liminaire Blue Lines), pas moins que l’exquise Hope Sandoval et la torride Martina Topley Bird — c’est son ex, Adrian Tricky Thaws, qui doit s’en mordre les tresses de s’être fait virer du groupe il y a quelques temps déjà –, interprète ô combien électrique et savoureuse. Et sans oublier le seul, le vrai, l’unique, l’incontournable Horace Andy sans qui un album de Massive Attack ne saurait être complet. Fin du résumé ? Pas exactement…
Cette réunion au sommet de la crème des maîtres d’oeuvres est bel et bien organisée au profit d’un seul et même maître d’ouvrage, Massive Attack. Car si chacun apporte qui sa voix, qui sa science des guitares, qui son goût de la moiteur, les compositions n’ont qu’une couleur, celle du groupe de Bristol. D’abord il y a ce son. On a un peu vite assassiné 100th Window, mais il fallait lui reconnaître un atout, il permit à 3D (qui n’a rien d’un Mickey) d’acquérir définitivement la science de l’architecture sonore (même si la poix de Mezzanine est sans commune mesure), et de faire fructifier ses réserves acquises pendant les années dorées de son groupe. Du coup, les solides compositions de Heligoland bénéficient pleinement du résultat de tant d’années d’expériences. On pourrait presque faire la fine bouche devant le côté clinique de quelques titres — “Pray For Rain” ou “Saturday Come Slow” –, mais ces amis des scarabées ne laissent pas comme ça les maladies nosocomiales à la porte de leurs cerveaux malades, et n’entendent pas encore aseptiser leur univers. Et si le son leur semble trop pur, ils libèrent la bride des interprètes : à ce petit jeu-là, Martina Topley Bird fait des merveilles sur “Babel” et nous fait tourner la tête sur la perfide “Psyche”, quand Horace Andy fait voltiger les énormes “Splitting The Atom” et “Girl I Love You”, trop heureux de retrouver ses marques dans ce bordel maîtrisé. De manière générale, Heligoland baigne dans les mêmes marécages que Blue Lines et Protection, à mi-chemin entre la soul de fin de nuit et les infrabasses de fin de monde, marchant toujours sur le fil séparant une certaine idée désespérante de la pop et le monde des humanoïdes. Car les humanoïdes ont encore des restes de génome humain, des résidus d’ADN leur permettant de pondre de savoureuses mélodies — “Psyche” ou “Paradise Circus” –, et Massive Attack ne semble plus vouloir seulement terroriser son public.
Heligoland, donc, est bel et bien un archipel, et pas seulement au sud de la Mer du Nord ou bien célèbre pour les bombardements dont il fut l’objet. C’est aussi l’archipel qui rassemble les fruits d’années de travail d’un groupe essentiel, avec ses errances, ses chutes, ses quêtes et son orgueil. Massive Attack est la somme d’êtres humains qui doutent, et qui vivent. A ce titre, ce cinquième album, sans révolutionner son époque comme trois de ses illustres prédécesseurs, rassure déjà quant au fait que la recherche a encore son mot à dire dans le vaste monde de la pop, n’oubliant pas au passage la créativité et le plaisir de la chanson, aussi déconstruite soit-elle. En un seul fait d’armes, Massive Attack terrasse l’armée de moines copistes (au premier rang desquels les horribles Archive) qui s’étaient octroyés l’espace laissé vacant pour mieux le saccager à grands coups de disques, au mieux pâlichons, au pire épouvantables, et retrouve son rang, le premier. Il semblerait que l’on en ait encore repris pour un certain nombre d’années…
– Le site officiel
– En écoute, “Psyche” :