Dans ce second album, Miles Benjamin Anthony Robinson déploie un folk nerveux et enthousiaste, ombrageux, singulier et peuplé. L’histoire du folk, c’est aussi son avenir…
Depuis 1999 et la révélation de Conor Oberst sous le pseudonyme, presque devenue une appellation, Bright Eyes, les scènes pop, folk et rock ont vu ces dix dernières années l’apparition d’innombrables « génies » aussi précoces qu’éphémères. Trop souvent, en effet, ces gloires, toujours déjà disparaissantes, peinent (on le constate, on le prédit et on le redoute) à trouver un second souffle comme si le premier n’avait été qu’une inspiration, puissante certes, mais isolée. La scène folk américaine est justement friande de ces surdoués qui trop souvent négligent qu’une oeuvre s’accomplit dans une histoire de longue durée, ou qui sont écrasés par les influences qu’on leur prête, ou les carrières qu’on leur promet : Dylan, Neil Young, Pavement, etc… C’est ainsi que l’année 2008 voyait surgir Miles Benjamin Anthony Robinson, jeune surdoué, et véritable personnage romanesque tiré de Dickens, pour l’ambiance misérable, et de Mark Twain, pour le nomadisme ; et, c’est ainsi encore, sous l’impulsion d’un vénérable chroniqueur de cet humble webzine que l’on avait été conduit à jeter une oreille à ce premier album éponyme, Miles Benjamin Anthony Robinson.
L’étrange mariage de force, de fragilité, de mélodies et de bruits, de cynisme et de naïveté, donnait alors à ce premier disque un charme singulier et offrait à nos oreilles une expérience sonore marquante et prometteuse, aux sonorités surannées et à la voix brute et incarnée. Reste que plutôt que d’espérer une confirmation, ce premier album avait produit l’essentiel : le désir de la suite.
Néanmoins, à peine un an s’est écoulé et déjà survient ce nouveau disque. Produit de la précipitation ? Velléité de glisser sur la vague d’un succès, relatif, mais véritable ? Décharge indispensable d’un artiste au trop plein d’inspiration ? L’inquiétude était réelle au moment de mettre le disque sur la platine à l’idée de ce double écueil, celui du vide ou de la boursouflure, de la répétition ou de l’amas d’affects sans forme qui dissimule mal l’absence de travail. En musique, souvent, la prolixité est synonyme de médiocrité, d’incapacité à distinguer le grain de l’ivraie.
La discordance du titre, Summer of Fear, cependant, incline à être attiré par la posture ostensible d’une humeur boudeuse, par cette propension à se désirer désagréable et en rupture avec les canons de la joie de vivre, à se mettre en scène, ce que la couverture de l’album accentuait encore : Miles Benjamin Anthony Robinson, seul(s) sur une plage, assis en tenue estivale, loin de l’objectif, sur fond d’une mer agitée et d’un ciel pâle et grisâtre d’automne. Visiblement ce garçon n’était pas avare de second degré, et d’autodérision.
Le premier album sonnait comme le produit chaotique d’un sens de la mélodie et de la composition qui devait contrecarrer incessamment une tendance fiévreuse à la dissolution, aux bruits et à la rupture : à tous égards, le disque s’avérait électrique et sur la corde raide, le rendant passionnant et corrélativement épuisant et presque impudique.
Le début de cet « Eté » a plutôt tendance à surprendre par sa légèreté, certes forcée, mais tout de même sincère. “Shake a Shot”, avec son orchestration de caisses claires, de timbales caressées, et d’accords de guitare langoureux, nous accompagne dans une promenade aux évocations bucoliques, que viennent troubler seulement les accents de noirceur de ce crooner inquiet.
Progressivement, cette pesanteur fébrile et exaltée, qui hantait en son temps “Burified”, refait lentement surface mais ne s’avère véritablement qu’à partir de “The Sound”, qui va refléter toute la tension constitutive de ce second album. Voix d’outre-tombe puis criarde, surprenante profusion d’instruments (au combo habituel, guitare, basse, batterie, viennent se joindre un clavier et des maracas), à laquelle une chorale vient porter « voix » forte : l’excentricité n’est plus alors dans la violence poétique et la dissonance mais dans les impulsions inattendues. Ainsi, construit comme un crescendo, le titre s’impose comme une évasion parfaitement déroutante dès qu’une lead guitar entame un solo, substituant aux traces sonores discontinues l’émergence d’accords qui par leur hauteur et leur persistance offrent comme un point de fuite, une texture nouvelle à l’art de Miles : à l’indiscipline du choc, la logique du désordre succède, désormais, la sérénité de la fugue.
Ce morceau, qui aurait pu véritablement clore l’album, ouvre littéralement des horizons, et pas seulement musicaux.
Plus tard, et au coeur de ce second disque, trois titres (“Summer Of Fear Pt.1”, “Death By Dust”, “Summer Of Fear Pt.2”), résonnent, réverbèrent, déferlent avec une puissance rageuse, conjoignant cordes et cris. “Summer Of Fear Pt.1” d’abord, où la voix chevrotante s’apparente à la déclamation d’un récit par un vieil homme qui lentement se ferait épique, et verrait sa fébrilité s’enhardir et le rythme s’emporter. Comme une invocation magique, tout se passe alors comme si le chant puisait en lui-même sa propre force et communiquait cette énergie à tous les instruments jusqu’à faire surgir des voix féminines ensorcelantes comme des sirènes. Inertie contagieuse et enivrante d’une voix qui semble à la fois déséquilibrée et dissonante mais dont la cadence et les intonations paraissent donner vie à toute l’instrumentation. A l’identique, “Death By Dust” passe insensiblement d’un chant litanique et lent à un déchaînement vibrant d’un violon épuisé entrelacé en des paroles tumultueuses et vociférées. Le contraste est d’autant plus brutal que “Summer Of Fear Pt.2”, comme si la folie était abolie, s’amorce par un sifflement joyeux, détaché, qui rapidement est supplanté par un chant solitaire, scandé par une basse lourde et un clavier minimaliste. Puis la voix se fait insistante, haute et portante, décidée et toujours davantage mélodique. En ce point, c’est toute l’orchestration qui se complexifie, frôlant le déséquilibre, avant le débordement de tous les instruments (on entend distinctement un saxophone), et le redoublement de la voix par des choeurs qui donne une profondeur à la fois atonale, époustouflante et haletante comme une conversation insensée et nécessaire.
Titre pléthorique, abyssal, surpeuplé, qui illustre comme une métonymie que, comme son nom l’indique, Miles Benjamin Anthony Robinson est plusieurs, et que sa musique se dit au pluriel.
De toute évidence, il serait aisé de convoquer d’illustres ancêtres pour engager l’album dans une filiation honorable et en saisir historiquement les accointances. Et certes de Modest Mouse à… Neil Young les influences folk et rock sont nombreuses mais jamais elles n’émoussent une singularité inexpugnable (“Boat”) et une audace admirable (“More than a Mess”). On se refusera ainsi à étouffer davantage les précieuses inflexions de la jeunesse sous le poids toujours trop lourd du passé, et on espérera que le regard que Miles Benjamin Anthony Robinson jette sur nous sur la pochette de Summer of Fear embrassera bientôt les innombrables horizons de l’avenir que sa musique indiscutablement lui permettra d’ouvrir.
Ce second album s’avère non pas comme celui de la maîtrise mais plutôt de la démultiplication de l’énergie, non plus la force d’un monologue mais la puissance d’infinis dialogues avec les instruments et les voix, non plus la seule expression de soi mais l’acmé d’un dessaisissement, non plus la pointe acérée d’une identité musicale précoce mais la superposition instable de compositions polymorphes et tranchantes. Dans la genèse de cet univers sonore, on voit mal comment autant de prénoms ne formeraient pas un jour un nom, voire une signature.
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