On a toujours connu Damien Jurado en mouvement : depuis la folk décharnée d’“Ohio” sur son second album en 1999 (produit par Ken Stringfellow des Posies), l’électricité rugueuse d’I Break Chairs (2002) (avec son vieil ami David « Pedro The Lion » Bazan), en passant par le neurasthénique, voire expérimental, Where Shall You Take Me ? (2003), ou les duos sentimentaux de Caught in the Trees (2008) en compagnie de la chanteuse/violoniste Jenna Conrad. Le songwriter de Seattle éprouve le besoin de changer de costume à chaque album. Même si, instinctivement, la doublure intérieure, un vague à l’âme réaliste du quotidien, ne change pas trop.
Aussi, pour son neuvième opus, cette dernière métamorphose est peut-être aussi sa plus étourdissante. Avec l’enrôlement comme second de son camarade de label, le musicien touche-à-tout Richard Swift, l’association ne manquait pas d’éveiller notre curiosité. On connaît la réputation de Swift, qui transforme ses disques en laboratoires psychédéliques, un prodige qui sait faire chauffer une vieille table de mixage analogique comme peu de ses contemporains. Mais qu’allait donc faire le savant échevelé de l’Oregon avec les chansons rachitiques du gaillard de Seattle ? Manifestement, Jurado lui a laissé toute latitude pour s’exprimer. Swift s’en donne donc à coeur joie sur Saint Bartlett, un album où ses talents de coloriste sépia dépassent largement le cadre d’ingénieur du son pour celui d’homme orchestre.
Enregistré en une semaine dans le studio sanctuaire de Swift, Saint Bartlett donne à entendre le discret Jurado sous un jour inédit en fringuant chanteur mélo, reconverti à grand renfort d’arrangements millésimés « Wall Of Sound ». On est d’abord surpris par le lyrisme mielleux du premier titre, “Cloudy Shoes”. Une ballade assumée, entraînée par une batterie à l’élégance remarquable et par un mellotron panoramique, comme on n’en entend plus guère. Mais après quelques secondes de doute, la mélancolie surannée qui s’en échappe remporte la mise : Damien Jurado, répondant à un lointain écho noyé, n’a jamais aussi bien chanté.
La collaboration est bénéfique dans les deux sens. Richard Swift, arrangeur épicurien, a jusqu’ici manqué de grandes chansons sur ses albums pour mettre pleinement en valeur son savoir-faire. Il aura fallu attendre que Damien Jurado les lui serve sur un plateau d’argent. Même si la mise en son est ample, Saint Bartlett s’avère finalement moins « produit » qu’en apparence — “Throwing Your Voice”, “Arkansas”, “The Falling Snow” s’apparentent à l’esprit épuré de Plastic Ono Band, l’album sobre de John Lennon, produit par Spector. La seconde « face » du disque (soyons rétro jusqu’au bout) s’épure naturellement lorsque le registre de Jurado se veut plus intimiste et solitaire en acoustique. Là encore, la justesse et l’authenticité du songwriter sont admirables (“Kansas City”, “Pear”).
En marge de ces partis pris esthétiques, on trouve aussi quelques jolies variations : un “Kalama” presque gospel, et surtout “Wallingford”, une ballade hantée par la distorsion drue et fantomatique du Crazy Horse. Ces réjouissances pop semblent aussi avoir une incidence sur le parolier, plus optimiste qu’à l’accoutumée (“With Lightning With Your Hands”).
Incidemment, Saint Bartlett serait l’album de Jurado le plus abordable, le plus « chaleureux » dirons-nous, sans que son intégrité artistique ne soit jamais remise en cause. Un disque peut-être un peu décalé pour la saison, qui donne déjà envie de passer à l’heure d’hiver.
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– Lire également la chronique de Caught in the Trees (2008)
– Lire également la chronique de And Now That I’m in your Shadow (2006)
– Lire également la chronique de On my Way to Absence (2005)
– Lire également la chronique de Where Shall You Take Me ? (2003)
– En écoute, « Cloudy Shoes » :