Certains musiciens conçoivent chacun de leurs albums comme une invitation vers une destination inconnue. L’anglais Stephen Wilkinson s’inscrit définitivement dans cette catégorie « first class ».


Comme un doigt posé à l’aveuglette sur le globe terrestre, sa musique garantit le frisson d’un voyage aléatoire aux couleurs et aux sensations sans cesse renouvelées. Deux après le boulevard d’éloges récoltés par Ambivalence Avenue, le producteur-musicien-DJ, plus connu sous l’alias Bibio, confirme, avec son nouvel opus Mind Bokeh, toute l’étendue de son savant éclectisme. Un second disque chez Warp, qui désoriente, prend le contrepied de son prédécesseur diurne, pour capter cette fois les néons flashy de la nuit. Ouvert aux pistes de danse, Bibio prend aussi un certain recul avec le dance-floor. Il reste ce génial brasseur ludique qui ne peut s’empêcher de fragmenter ses albums en morceaux breakbeat, soul, bossa, ambiant, glam rock, black music et on en passe…

Pinkushion : Vous aviez déclaré dans un entretien vouloir, à chaque album, éviter de vous répéter. Après Ambivalence Avenue, quel était votre but ? À quelles répétitions vouliez-vous échapper, pour ce nouvel album ?

Bibio : Je voulais faire un album plus contrasté. Il fallait que ce nouvel album soit encore mon reflet, mais je ne voulais pas non plus enregistrer Ambivalence Avenue II. Mon précédent était davantage axé sur les guitares, avec aussi quelques ambiances folk. Après avoir fini Ambivalence Avenue, j’ai commencé à utiliser davantage des synthétiseurs et des boites à rythme. Je me suis donc focalisé davantage sur l’électronique. D’où cette orientation plus pop sur ce nouvel album, plus électronique. Ambivalence Avenue était un album disque estival, je voulais cette fois que Mind Bokeh soit nocturne.

Qu’entendez-vous par « nocturne » ?

Je voulais qu’il évoque les lumières artificielles, les néons de la nuit. Si le premier album évoquait le soleil, celui-ci serait plutôt son opposé. D’où quelque chose d’électrique, plutôt que naturel. C’est aussi ce que suggère le visuel de l’album [réalisé par ses propres soins, ndlr]. Quand je pense à la nuit dans un environnement urbain, je pense aux lumières. Beaucoup de lumières. Mais chacun a le droit de percevoir l’album différemment.

Avec Mind Bokeh, on sent que vous avez porté plus d’importance au chant.

En effet, les vocaux sont assurément plus clairs, on entend mieux ma voix. Le mix est plus évident. Cela reflète une certaine confiance. Cela a pris beaucoup de temps pour que je réussisse à utiliser ma voix dans une chanson. Par le passé, sur mes anciens morceaux, ma voix était plutôt calme. J’aimais bien cet aspect anonyme, voire ambigu dans les chansons, un peu à la manière des Cocteau Twins et de My Bloody Valentine : on peut entendre la voix, mais pas les mots, car ils sont en quelque sorte cachés. Avec Mind Bokeh, je voulais qu’on puisse entendre mes paroles.

Qu’est-ce qui vous inspire pour écrire vos paroles ?

Différentes choses. Sur certaines chansons, comme “Excuses” , le premier morceau de l’album, les paroles ont été écrites presque automatiquement. Je chantais la mélodie et j’écrivais la première chose qui me passait par la tête. Et puis j’écrivais ensuite une autre ligne en faisant en sorte de la relier à la précédente. D’autres chansons sont plus concentrées et méticuleuses. Par exemple « Wake Up ! » , développe en quelque sorte un concept plus fort, très influencé par la philosophie, la poésie, peut-être aussi par le poète américain Walt Whitman. Il y a aussi ce morceau « Feminine Eye » qui parle de voyager par soi-même, cette sensation d’être dans un train rempli de sacs et de bagages et le fait de se sentir mal à l’aise. Et puis cette jolie fille apparait, et tout d’un coup tout semble aller pour le mieux.
Donc les paroles évoquent les interactions entre étrangers. Voyager seul peut être quelque chose de très ennuyeux, mais il suffit que l’on croise une personne pour que notre attention se focalise sur celle-ci pour le reste du trajet. Je voulais, en écrivant cette chanson que les gens se sentent connectés avec cet état d’esprit.

Peut-être que Mind Bokeh est le parfait album pour voyager ?

Peut-être, lorsque vous avez beaucoup de temps à tuer. J’aime lorsque la musique vous emmène quelque part, dans un endroit imaginaire. J’essaie aussi de faire souvent cela, peindre des images avec ma musique, créer des atmosphères.

L'anglais Stephen Wilkinson, alias Bibio

Il est très surprenant de constater à quel point vos albums sont effectivement éclectiques, basculant, d’une piste à l’autre, de l’électro au rock, en passant par la soul, le breakbeat, l’ambient… Quelle est votre façon de procéder en termes de composition ? Traversez-vous des phases musicales distinctes, plutôt rock ou electro ? Est-ce que vous écartez certains morceaux, ou vous alternez de la guitare à la platine sans états d’âme ?

Certains morceaux remontent probablement à deux ou trois ans. « Saint Christopher » est certainement le plus ancien, « Take Off Your Shirt » aussi. Je compose beaucoup de musique, de beaucoup de genres différents. Lorsque j’écoute le résultat, parfois j’ai une idée de quel morceau figurera sur l’album. Certains morceaux de Mind Bokeh ont été enregistrés en même temps qu’Ambivalence Avenue, mais je sentais qu’ils n’étaient pas pertinents par rapport à ce que je voulais alors exprimer. Parfois, j’écris un morceau qui se révèle à moi des années plus tard. Je le considère différemment, d’un oeil nouveau, simplement parce que j’ai pris un peu de recul entre la création et l’écoute. C’est une bonne chose que de se réserver ces espaces de temps. Car lorsque vous composez, vous écoutez le morceau parfois jusqu’à l’écœurement, cela peut troubler votre jugement. Cela arrive souvent.

Composez-vous toujours dans la même pièce ?

Mon studio est la chambre à coucher d’une maison. Tout l’équipement avec lequel j’enregistre se trouve principalement dans cette pièce. Et certains de mes instruments les plus volumineux, comme des synthétiseurs ou des pianos électriques, sont aussi portables. Beaucoup de mon travail se passe dans cette même pièce. Mais j’aime aussi pouvoir m’échapper de mon studio et être créatif à l’extérieur. Si le temps est ensoleillé, je vais dans le jardin et je prends une guitare. Quelques chansons ont été enregistrées ainsi : commencées à l’air libre, puis terminées dans le studio. Parfois, lorsque je voyage loin pour me rendre chez un ami, être dans un environnement différent m’inspire. J’emprunte une guitare pour jouer et cela me régénère créativement. J’enregistre toujours des idées sur mon iPhone. J’aime prendre un micro et enregistrer des sons dans différents endroits, des lieux.

Ce sont des enregistrements bruts ?

Cela dépend, si je suis chez un ami et qu’il y a une guitare qui traîne, ce sera juste une façon de garder une idée en mémoire. Mais si c’est pour des collecter des sons, des field recordings, j’essaye de les capturer avec un matériel adéquat, afin que je puisse les retraiter en studio. C’est donc parfois plus compliqué en matière de prise de son. Mais d’une manière générale j’aime les deux approches : enregistrer des idées et parfois des bruits quelque part.

Le morceau « Take Off Your Shirt » surprend de votre part, avec ce gros son de guitare rock. La première fois que je l’ai écouté, j’ai pensé à Phoenix.

Vous n’êtes pas le premier à me faire la réflexion, mais le morceau n’était pas vraiment inspiré par Phoenix, c’est juste une coïncidence.

Peut-être que le malentendu vient de la manière dont vous chantez ?

Peut-être oui, le style s’en rapproche. Les vocaux étaient à l’origine plutôt inspirés par le chanteur Phil Lynnott de Thin Lizzy. La façon dont il chantait en usant de gammes descendantes, de plus en plus basses, se rapproche effectivement du chanteur de Phoenix. Mais s’il y a une influence française, elle serait plutôt à chercher du côté de Daft Punk et d’Alan Braxe. Je suis fan de Daft Punk depuis 1998, peut-être que cette sensibilité française transparaît dans mon chant à la Phoenix. C’est étrange car beaucoup de gens issus de la génération de mes parents trouvent au contraire que mon chant se rapproche de Thin Lizzy [sourire].

On découvre en vous un véritable guitariste rock sur « Take Off Your Shirt ». Quel est votre rapport au rock en tant que musicien électronique ?

Pendant longtemps je n’ai plus écouté de heavy metal, car je m’en étais lassé. A certaines occasions, il m’arrive d’écouter des classiques comme les premiers Iron Maiden, AC/DC, Led Zeppelin, Black Sabbath… Adolescent, je jouais dans un groupe de heavy metal, donc je suppose que ma technique à la guitare a perduré [rire]. J’ai pris beaucoup de plaisir à enregistrer « Take Off Your Shirt ». Lorsque je l’ai joué devant le public, la réaction fut très positive. J’ai donc décidé de l’inclure sur l’album à titre d’expérimentation. Ce morceau ne me reflète pas en général, ce n’est pas un bon exemple. Je comprends pourquoi les gens sont étonnés à l’écoute du morceau, car c’est assez différent de ce que je fais habituellement.

Comment allez-vous faire sur scène, l’interpréter avec une guitare électrique au milieu de votre DJ-set ?

Non, je n’utilise pas de guitare dans mes shows. Ces deux dernières années, je l’incluais dans mon DJ-set et évidemment personne ne le connaissait. Mais les réactions étaient très bonnes, donc je l’ai gardé.

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Vous avez étudié les « arts soniques » à la Middlesex University de Londres. Quel artistes ou œuvres ont inspiré votre travail durant cette période ?

Énormément d’artistes. J’écoutais beaucoup les artistes de Warp : Boards of Canada, Squarepusher, Aphex Twin, Plaid… Parallèlement, j’ai écouté beaucoup de folk, les Écossais The Incredible String Band, Nick Drake… J’étais aussi très branché musique brésilienne. Toutes ces influences se mélangeaient. Bien sûr, avec l’ « art sonique », il est davantage question de sons que de musique. Techniquement, j’étais intéressé par les sons naturels et les environnements. J’ai beaucoup suivi les travaux de Chris Watson, un chasseur de sons [mais aussi ex-Cabaret Voltaire, ndlr] qui a fait des enregistrements pour des documentaires sur la BBC. Il sort des albums sur Touch Records. Il en a enregistré un qui s’appelle Animals, avec essentiellement des sons d’animaux. D’autres s’intitulent Storms (tempêtes), etc. C’est davantage un explorateur qu’un artiste. Cela requiert beaucoup de dévouement pour faire ce qu’il fait. Je l’admire beaucoup.

Vous parliez tout à l’heure de musique brésilienne, à quels artistes pensez-vous plus particulièrement ?

Marcos Valle, qui compose de la musique depuis les années 60 et notamment celle d’un célèbre programme télé américain pour enfants, « Sesame Street ». Ses albums des années 70 – particulièrement Previsaô do Tempo et Vento do Sul – sont mes préférés. C’est une musique très ludique et énergique. Ambilavence Avenue s’en est beaucoup imprégné. Un autre artiste de la même période [la « seconde vague » de la bossa nova, ndlr] qui a compté pour moi est Athur Verocai. Le son est assez proche de Valle, mais peut-être plus sérieux. Et, bien sûr, quelques noms plus connus comme Joao Gilberto, Elis Regina. J’aime aussi des choses brésiliennes plus traditionnelles comme la samba, la capoeira. Sur l’un des morceaux de Mind Bokeh, « K Is for Kelson » , « Sesame Street » est encore une grande influence. “Sesame Street” est un programme éducatif très intéressant, avec des animations ludiques pour les enfants. Chose un peu étrange, ils ont une version brésilienne de ce programme qui s’appelle « Vila Sesamo », et Marcos Valle y apparaissait comme invité. J’ai par la suite découvert qu’il en a écrit la musique.

Il y a tellement de chef d’oeuvres brésiliens à découvrir de cette période. Les premiers Caetano Veloso, Milton Nascimento, Os Mutantes…

J’ai acheté récemment le premier album de Caetano Veloso, justement Os Mutantes collabore dessus. C’est un superbe disque psychédélique. Un autre disque que j’aime beaucoup est celui où Gilberto Gil arbore un costume à la Sergent Pepper [Gilberto Gil (Frevo Rasgado), 1968, ndlr]. Évidemment, ce que j’aime dans la pop musique brésilienne, c’est que c’était fait avec des petits moyens comparé aux Américains et Européens. Mais d’une certaine manière, les chansons étaient meilleures car ils n’avaient pas besoin d’énormément d’argent derrière. Et j’aime quand ça sonne brut. Beaucoup de musique pop moderne sonne trop plastique.

Top 5 albums, par Bibio :

1. Boards of CanadaMusic has the right to children

2. My Bloody ValentineLoveless

3. Daft PunkHomework

4. The Incredible String BandThe Hangman’s Beautiful Daughter

5. Cocteau TwinsHeaven or Las Vegas

Bibio, Mind Bokeh (Warp / Differ-ant)

Excuses en « extrait » :

– – Bibio sur le site de Warp