Retour sur trois albums remarquables du musicien nantais plus prolifique que jamais.
On a dit et écrit beaucoup de choses sur Charles-Éric Charrier : quand il a quitté Man, quand il s’est lancé dans une carrière solo, quand il a affirmé arrêter la musique ; d’abord il s’est appelé Charles Oldman, puis a décidé d’utiliser son propre nom ; il a été en marge, incompris, compris, déçu, en colère, véritable artiste, sensible, prolifique, authentique, ouvert sur le monde… Ceux qui s’aventuraient à creuser un peu plus dans le personnage voyaient chez lui un miroir où se reflétaient les désirs, les ambitions, les peurs aussi ; une tranche de vie de musicien que l’on aimait retrouver, à la fois victime et grand vainqueur, une figure solitaire sachant bien s’entourer. Non pas en tant que modèle fuyant et énigmatique, mais plutôt préférant l’art du retrait face aux différents discours, un homme laissant aux autres le rôle et la liberté de le définir et de l’expliquer.
Cette mythologie-là, Charles-Éric Charrier ne l’a sûrement pas inventée, mais il l’a assurément cultivée, autant que sa sensibilité directe et brute de la musique, monde qu’il admire et qu’il méprise à la fois. Or la musique, Charrier ne l’a pas arrêtée ; les divers albums et projets en témoignent. En revanche, il a arrêté avec la musique, d’en faire un point central de sa vie et de ses aspirations, pour retrouver un certain équilibre vis-à-vis d’un système dont il n’a jamais désiré faire partie, du moins en suspendant, même provisoirement, ses propres valeurs. Il a refusé de se vendre, ce qui ne pouvait que renforcer considérablement l’aspect symbolique de sa « réussite » et de sa popularité dans le milieu « indépendant ».
A défaut de pouvoir suivre la discographie abondante de Charrier, on risque de se rabattre plus facilement à une ligne directrice supposée fondamentale que l’on retrouve dans ses diverses pérégrinations, comme une mélodie secrète que chaque album ferait entendre en toute discrétion. Cela peut s’étayer dans l’approche même du musicien à la composition, qui a toujours préféré les tons bruts, le resserrement des morceaux autour d’un seul instrument, en l’occurrence la basse, qu’il utilise autant pour en déceler les harmonies que pour exploiter la plastique même de l’outil. Or, en vérité, cela engage chez Charrier surtout une posture, une réelle méthode de travail, plutôt qu’un style identifiable. Cette qualité physique des compositions, elle est décelable dans beaucoup de ses albums, et dernièrement chez Accortiste et Fanfares, deux disques sortis il y a maintenant un an, et passés plutôt inaperçus de la critique. En téléchargement libre et publiés chez Isolationnism Records, ils constituent pourtant de pures improvisations, relevant la plupart du temps d’un sentiment de nécessité et d’exhortation, qui tiennent parfois à très peu de notes, et parfois à rien du tout. Beaucoup de morceaux de Charrier ne peuvent, en effet, être reproduits, rejoués en salle. On marche dans le bruit, on enregistre tout ; mais on revient rarement en arrière.
Aussi bien chez Accortiste que chez Fanfares, Charrier explore, comme à son habitude, les frontières d’une musicalité brute, où la mélodie n’est pas subordonnée à une quelconque idée préalable : au mieux elle n’est qu’un effet de cette structure sonore totalisante, qui englobe avec précision les bruits, les vibrations, les tremblements : tout ce qui se passe autour de la musique, qui la parcourt de part en part. La musique s’y trouve autant brimée, violentée que nourrie, guidée par cette proximité. Si le musicien est sensible à cette façon d’enregistrer et de finaliser ses productions, c’est une façon pour lui de faire entendre Le monde, et non pas seulement son monde seul. Et ce n’est qu’à ce prix-là que le musicien se fait musicien-médium qui, par cette sensibilité et cette attention, se laisse-entendre, se laisse-traverser, faisant de l’écoute un moment de partage ; car si l’auditeur s’amène avec sa propre histoire, Charrier n’y voit qu’un enrichissement, une nouvelle page qu’il déverse au grand récit qu’il compose. Pour cela, pas besoin de compliquer les choses, d’utiliser des effets, pour justement être efficace.
Quand Silver arrive, on n’est nullement surpris de voir le musicien nantais s’entourer de ses collaborateurs de longue date, Cyril Secq (Astrid) et Ronan Benoît. Pour ceux qui ont eu la chance de les voir jouer sur scène, le trio forme un véritable corps unique, dont on est enchanté de voir la silhouette s’inscrire enfin sur un disque. Délicat dans son exécution, Silver est assurément l’objet dont les contours sont les mieux dessinés de toutes les productions de Charles-Eric Charrier. Concret et soutenu, la réception de l’album par la critique est bien évidemment unanime : d’un embrasement exemplaire, Silver rayonne par sa technique aérée et sa liberté déterminée. On parle de Tortoise, de Gastr Del Sol, de Marc Ribot ; de mélange des genres, de catégories, de sonorités… Sa forme dégagée est enrichie par une batterie qui rend le contenu mesuré et fluide. Le travail habile de masterisation par Taylor Dupree y est évidemment pour beaucoup : le musicien électronique américain et fondateur du label 12k donne à l’intensité une réelle transparence, tout en canalisant l’énergie du trio. Dans la musique de Charrier, tout sonne juste et authentique, encore une fois, qu’il soit aussi habilement produit ou travaillé et enregistré dans la simplicité. De son appartement, Charrier voit l’univers, et c’est tout l’univers qu’il nous laisse entendre.
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