Les Californiens, stakhanovistes de la pop, décortiquent chanson par chanson leur dense second album Hummingbird, produit par Aaron Dessner de The National.
En 2010, nous étions loin d’imaginer l’engouement que provoquerait le premier album de Local Natives, Gorilla Manor. Ce fut une très bonne surprise. Au départ, les cinq Californiens originaires de Silverlake surfaient sur la vague afro-pop synthétique à la Yeasayer, Vampire Weekend voire MGMT… Mais en mettant de côté leur apparence de musiciens hipsters, la profondeur inhabituelle de leurs harmonies vocales, tout en équilibre sur leurs rythmes tribaux complexes, ne manquait pas d’audace, finissant progressivement par convertir une audience de plus en plus large et méritée, grâce à leurs premières parties de The National et Arcade Fire.
Devenu quatuor depuis le départ du bassiste Andy Hamm en 2011, le groupe a redoublé d’effort pour se réinventer sur ce second album, qui les aura mobilisés du désert de Joshua Tree jusqu’à Montréal et New York. Indéniablement, les quatre musiciens prennent encore de la hauteur sur Hummingbird (trad : colibri), avec des arrangements de plus en plus fouillés. Enregistré sous la houlette du co-producteur brooklynois Aaron Dessner (The National), Hummingbird est une Å“uvre collective débordant d’ambition, avec toujours son lot de mélodies sensibles qui font mouche, prises dans une vertigineuse avalanche d’arrangements psyché folk. Frissons garantis sur les monumentaux « Wooly Mammoth » et « Breakers », qui contrastent avec les ultimes ballades de l’album, les poignantes et recueillies « Bowery » et « Colombia ». Cette fois, nous étions bien décidés à ne pas rater ces oiseaux rares.
Pinkushion : Le groupe a migré vers le nord-est du pays pour enregistrer ce deuxième album. Pourquoi avez-vous décidé de quitter le soleil de Silverlake et la côte Ouest ?
Taylor Rice (guitare, voix, basse) : Nous vivons toujours à Silverlake et y avons écrit notre album là-bas. On a construit un petit studio pour répéter et enregistrer nos démos. Mais nous savions dès le départ qu’il fallait quitter Los Angeles, partir ailleurs. On voulait ouvrir nos esprits, sortir de notre confort. Partir quelque part où nous pourrions nous concentrer sur notre musique, aller vers de nouvelles perspectives. La raison pour laquelle nous avons choisi Montréal et New York, est le travail avec Aaron Dessner de The National. Nous l’avions rencontré lors de notre tournée avec son groupe. On a commencé à plaisanter sur une collaboration et finalement l’idée d’enregistrer ensemble est devenue très sérieuse. Nous avons des amis communs à Montréal, nous y avons enregistré quelques chansons dans des conditions très live. Puis, nous sommes allés travailler dans la maison d’Aaron à Brooklyn. On s’était installés dans son grenier pour dormir. Dans l’arrière-cour, il a transformé son garage en véritable studio.
Combien de temps êtes-vous resté à New York ?
Ryan Hahn (guitares, claviers, mandoline, voix) : A peu près trois mois. C’était en avril, on est rentré en Californie au mois de juillet.
Je sais que vous avez beaucoup expérimenté de votre côté avant de rejoindre Aaron Dessner.
Taylor Rice : Pour le premier album, on avait utilisé tous ces instruments « naturels ». On branchait les guitares sur les amplis, avec des claviers et la batterie enregistrés dans des conditions de direct. Mais pour le second album, on voulait expérimenter davantage, explorer de nouveaux territoires musicaux. Sur le plan des émotions, je pense que cet album laisse transpirer cette envie. Il est la somme de nos expériences individuelles de ces deux dernières années. On a eu des hauts et des bas (ndlr : le départ de leur bassiste Andy Hamm en 2011). C’est un disque plus direct en quelque sorte, plus personnel aussi.
L’album semble plus dense et atmosphérique, la présence des claviers s’est notamment accrue. Même les guitares ne semblent pas vraiment sonner comme telles tant elles sont enrobées d’effets.
Ryan Hahn : Effectivement, on a voulu utiliser de nouveaux instruments. Je suis très excité quand je trouve un nouveau son de guitare. Aaron, qui est aussi guitariste, m’a beaucoup aidé à repousser mes limites.
Taylor Rice : Aaron est un peu un nerd, il possède une impressionnante collection d’amplis et de vieilles guitares. Ainsi, les teintes sonores de l’album sont plus expansives. Il y a des choses plus minimalistes et intimes, et des chansons plus travaillées. Ce mélange est assez significatif des directions que nous voulions emprunter.
Du fait de cette abondance de claviers, avez-vous davantage composé au piano ?
Ryan Hahn : C’est différent pour chaque chanson. Taylor, Kelcey et moi composons. On apporte chacun nos chansons au groupe. Je compose seulement à la guitare, Kelcey (ndlr: Ayer, chanteur et claviériste) lui compose principalement au piano. Sur certaines chansons du nouvel album, il y avait des guitares, mais nous avons décidé de les retirer. On voulait davantage d’espace. Le résultat était simplement meilleur au piano. « Bowery », la dernière chanson de l’album, a été écrite à la guitare mais nous l’avons réarrangée pour le clavier.
Les démos sont-elles très différentes du résultat final ?
Taylor Rice : Nous travaillons énormément avant de les enregistrer. Il y avait des interrogations au moment de rentrer en studio, mais la plupart des versions sont similaires. Nous avons d’ailleurs conservé quelques pistes de démos sur l’album, d pistes de batterie par exemple sur « You & I ».
Ryan Hahn : Toutefois pour une chanson comme « Breakers », nous avions une démo de base, que nous avons complètement décomposée en studio puis assemblée différemment.
L’ambiance festive d’un morceau comme « World News » sur le premier album, semble très loin d’Hummingbird. Le ton de ce deuxième album se veut-il plus mélancolique ?
Taylor Rice : Nous avons beaucoup grandi, nous étions très jeunes à l’époque de Gorilla Minor. Nous avons acquis pas mal d’expérience, cela fait naturellement prendre plus de recul. Je ne pense pas, en ce qui me concerne, que nous avons abandonné cet aspect joyeux. Notre musique est simplement plus cathartique. Même la chanson la plus triste sur l’album garde de l’espoir.
Ryan Hahn : On apprécie toujours les vieilles chansons. On jouera d’ailleurs sûrement « World News » sur cette tournée. Ces émotions seront toujours là, elles font partie de nous. Notre nouvel album présente simplement une nouvelle facette.
Pourriez-vous commenter les différents morceaux de l’album ?
1. You & I
Ryan Hahn : C’est une chanson qui était là depuis un moment. Kelcey l’a écrite, sa version définitive nous a pris un temps fou. C’est un morceau très expressif, mais nous n’arrivions pas à trouver la bonne émotion. Et puis finalement on a réenregistré la batterie et les pistes rythmiques. Cette chanson a fait office de déclencheur. C’est un morceau très important. Je me rappelle de ce moment particulier durant l’enregistrement de l’album, car il nous a indiqué une nouvelle direction. Nous étions enfin sur le bon chemin. C’est une de mes chansons préférée, et je suis vraiment heureux qu’elle ouvre l’album.
2. Heavy Feet
Taylor Rice : Tout est d’abord parti d’une jam avec le groupe. Ryan avait quelques idées qu’on a développées tous ensemble. Le morceau est venu très rapidement comparé à d’autres comme « You & I ».
Ryan Hahn : Le nom s’inspire d’un épisode particulier qui s’est déroulé un jour dans le studio. On devait retirer nos chaussures pour ne pas faire de bruit au sol, car il y avait un bébé. Mais même sans nos chaussures, nos pieds étaient malgré tout trop lourds. D’où le titre du morceau. Le texte parle d’une relation qu’il faut considérer avec beaucoup de précaution.
Taylor Rice : Un peu comme cette expression « marcher sur des Å“ufs.»
3. Ceilings
Taylor Rice : Celle-ci date de nos premières sessions en Californie, c’est une de mes chansons. J’avais des idées de mélodie. On a voulu passer dix jours dans le désert Joshua Tree pour composer, et ce fut vraiment une super expérience. Tout le morceau est venu très vite, en un jour ou deux. C’est l’un des titres les plus joyeux et enlevés de l’album. Très fun aussi à jouer en concert. On ne se soucie pas de savoir s’il faut jouer ou non les morceaux sur scène avant de les enregistrer. On se fait plaisir avant tout.
4. Black Spot
Ryan Hahn : Celle-ci aussi a été écrite à Joshua Tree. On avait loué une petite maison. Il y avait à l’intérieur une sorte de dôme où on a installé nos instruments. La démo a été enregistrée très vite. Lorsque nous l’avons enregistrée pour l’album, nous l’avons faite complètement live. Et je crois que ça s’entend.
5. Breakers (premier single)
Taylor Rice : Ce fut plus difficile sur celle-ci.
Ryan Hahn : C’est une chanson que nous avons pas mal retravaillée, en séparant différentes pistes. Sur le plan des paroles, c’est une sorte de conversation que l’on peut avoir parfois avec soi-même. On vient de tourner un clip pour cette chanson, qui est notre premier single (ndlr : l’entretien remonte à novembre) et on en a gardé un bon souvenir, notamment de voir les gens réagir pour la première fois sur ce morceau. Car je pense qu’il établit une connexion avec le premier album. C’est un pont idéal.
6. Three Months
Taylor Rice : Une chanson au piano de Kelcey.
Ryan Hahn : C’est la première chanson où nous avons utilisé un sample pour la batterie. Parfois, lorsque j’écoute de la musique, je m’amuse à sampler un vieux rythme de batterie que je stocke dans mon ordinateur. Je me suis dit que ce serait un beat parfait pour cette chanson. Les autres étaient un peu sceptiques au début, car nous n’avions jamais fait cela auparavant, créer un beat sans l’aide d’une vraie batterie. Ça nous a donné un son différent.
Taylor Rice : Il y a seulement deux chansons sur l’album qui n’ont pas d’harmonies vocales, et « Three Months » en fait partie. C’est un point auquel nous tenions : ne pas céder à l’envie systématique de chanter des harmonies et réfléchir un peu plus à la manière de les utiliser. C’est certainement notre chansons la plus échantillonnée sur l’album, la plus « Web » dirons-nous.
7. Black Balloons
Ryan Hahn : Pour celle-ci, je me souviens qu’on allait jouer qu Mexiaue pour la première fois, en 2009. Nous étions sur la plage de l’hôtel, près de la salle de concert. Je me suis pointé avec ce riff de guitare, encore une fois c’est allé très vite. C’est aussi la première chanson écrite pour Hummingbird. Le résultat est bien sûr différent de la version définitive, mais les bases étaient déjà là à l’époque. Encore une chanson enlevée, heureuse.
8. Wooly Mammoth
Taylor Rice : Une autre chanson qui vient du désert. Elle est née d’une sorte de jam.
Ryan Hahn : C’est surtout la batterie de cette jam qui a dicté l’orientation du morceau. Très agréable à jouer sur scène aussi. C’est amusant de voir Matt (Frazier, batteur) sur ce morceau, il est comme un animal. Celui du Muppet Show en l’occurence. (rires) Nous sommes un quatuor mais sur scène nous avons besoin d’un cinquième membre, c’est d’ailleurs un ami qui assure la basse. Nous sommes quatre, mais toujours cinq en fait. (rires)
9. Mt. Washington
Taylor Rice : Celle-ci a vraiment été enregistrée à la dernière minute. Nous avions déjà terminé l’album à Brooklyn. On évoquait la possibilité de rajouter un morceau sur le disque. Nous avions prévu un jour de break avant de rentrer chez nous, et j’ai réalisé cette démo en une journée. J’ai fait écouter le résultat aux autres, et nous l’avons joué et enregistré en une journée de plus. On n’attendait pas grand-chose de ce morceau au départ. Ce fut une bonne surprise. Nous avons tellement de batteries compliquées sur l’album, des rythmiques géniales jouées par Matt. On voulait faire quelques chose de plus instantané.
10. Colombia
Ryan Hahn : Certainement l’un des grands moments du disque. C’est pour cela que nous avons tiré le titre de l’album des paroles de cette chanson. Le mot « hummingbird » (« colibri ») a une image symbolique. Evidemment, c’est aussi quelque chose de personnel pour nous. C’est un album fragile, mais il cache quelque chose de solide et de puissant. « Colombia » est une chanson de Kelcey, elle parle de la mort d’un membre de sa famille. C’est un morceau tragique, mais qui en même temps célèbre la joie. Les paroles évoquent la vie de cette personne sur un ton heureux, lui rend hommage.
11. Bowery
Taylor Rice : La plus vieille chanson de l’album.
Ryan Hahn : Elle date d’avant Gorilla Manor. Nous l’avons réinventée. Elle a connu tellement de formes différentes, cela a pris une éternité. Mais c’est comme une expérimentation, avec une structure différente et une basse synthétique. Un morceau assez épique mais plutôt marrant à jouer en concert. Il y a le solo de guitare de Taylor dessus.
Les cinq albums favoris de Local Natives :
Leonard Cohen – Songs of Leonard Cohen
Wild Beasts – Two dancers
Neil Young – Live at Massey Hall
The Horrors – Skying
The Zombies – Odyssey & Oracle
Local Natives – Hummingbird ( Pias/Infectious )