My friend Mark Kozelek ou le long apprentissage de la sagesse.
Comment ne pas penser à la troublante bande-dessinée My Friend Dahmer de Derf Backderf à l’écoute de Benji, le dernier album de Sun Kil Moon ? En effet, à l’instar du dessinateur américain, le songwriter Mark Kozelek dépeint comme personne un déroutant quotidien ponctué d’anecdotes personnelles.
Si l’Amérique recense son lot de serial-killers, elle accueille aussi les artistes qui les ont approchés, qui ont cotoyé cette folie extraordinaire. Car Kozelek, tel un Dylan moderne, frôle parfois un slam désespéré sur ses expériences intimes, de ses premiers émois sexuels à la perte d’un oncle, d’une cousine ou d’un ami, toujours juste et tellement vrai, accompagné d’un jeu de guitare sans fioriture mais d’une dextérité toujours impressionnante.
Et dans l’Amérique des années 80 comme dans l’Europe d’aujourd’hui, à côtoyer son lot de freaks, tel tueur en série (Dahmer comme Ramirez) ou telle handicapée mentale, il décrit les portraits de ses proches (son père assez dur qui lui a appris la tolérance, sa mère qui est sa meilleure amie) jusqu’au morceau final en hommage à Ben Gibbard de Death Cab For Cutie et Postal Service dans lequel il compare leurs trajectoires respectives en l’ornant sans vergogne d’un chorus de saxophone.
D’ailleurs, les arrangements sur cette base aride de guitare sont toujours justes et à-propos, l’entrée d’une batterie qui redonne de l’allant (« Dogs »), le piano qui entre sur le morceau « Micheline » à l’évocation de sa grand-mère, les chÅ“urs de Will Oldham sur les trois premiers morceaux. Le chanteur ne se trompe d’ailleurs guère en invitant un des deux ou trois songwriters inévitables de sa génération, un pair qu’il égale en maniement de la langue et description d’un univers du quotidien.
Mark Kozelek analyse sa crise de la quarantaine, entre hommage aux morts qui jalonnèrent sa vie, plates excuses aux personnes offensées et remerciements infinis à ceux qui crurent en lui, famille ou amis (« I Watched The Film The Song Remains The Same »). Ce regard mi-rétrospectif mi-contemporain est hanté par cette mélancolie certaine qui l’habite depuis sa naissance. Et la somme des noms, références topographiques, cinématographiques ou musicales n’est pas un simple exercice de name-dropping mais bien une façon de reconstituer le puzzle Kozelek toujours en construction qui, s’il ne noie pas ce désespoir dans l’alcool, essaye de sauver la face de cette vaine existence en apportant hommages et amour à ceux qui l’entourent, afin de trouver une sérénité intérieure.
Benji est l’album de l’apprentissage et de la découverte de la sagesse, une façon d’observer le passé pour mieux embrasser le temps présent. Le résultat est une fois encore d’une beauté époustouflante.