Paris se voile d’un ciel bien gris en ce jour de la fête de la musique. Pour ne pas arranger les choses, la grêle s’est aussi invitée à notre rendez-vous avec le dandy suédois…
Jens Lekman nous avoue tout ignorer de cet évènement national, qui manifestement n’a pas encore atteint les contrées nordiques. Lui-même devait y participer quelque part dans la capitale, mais le concert a été annulé au dernier moment pour cause de planning serré. L’entretien a lieu sous les toits d’un quartier de Montreuil. Au travers d’une fenêtre ouverte, le cliquetis de la pluie fine résonne. L’atmosphère bucolique idéale pour une rencontre avec un songwriter de cette trempe.
Quand le précédent album de Jens Lekman était sorti dans les bacs en 2007, Nicolas Sarkozy venait d’être élu président en France, la crise des subprimes n’avait pas encore ravagé le monde… C’est peu dire qu’on regrette l’innocence pré- Night Falls Over Kortedala . Jolie coïncidence, le crooner de Göteborg a attendu que la rose soit revenue au pouvoir pour sortir son nouvel opus, I Know What Love Isn’t. Un exil en Australie et une séparation traumatisante plus tard, il nous délivre une merveilleuse collection de ballades crève-cœur, l’œil délibérément dans le rétro. Le dandy avoue lui-même s’être réfugié dans le classicisme : les arrangements sont moins clinquants – sa fameuse pop qu’on pourrait qualifier d’« indie-listening » – et il faut courtiser les mélodies avant qu’elles ne s’offrent à vous. Mais le charme opère insidieusement, comme sur la magnifique errance sentimentale « She Just Don’t Want To Be With You Anymore », ou encore la croisière amusante “The World Moves on”… L’élégance innée.
Pinkushion : C’est votre premier album depuis cinq ans. Quels sont vos sentiments à l’égard de de ce nouvel opus ?
Jens lekman : Je me sens très bien avec ce disque. Et très heureux d’avoir mis cinq ans à le faire. Les derniers éléments de l’album ont pris forme il y a seulement quelques mois. Si j’avais dû sortir cet album il y a un an, cela aurait été terrible. Je n’étais pas prêt. Mais j’ai persévéré, et je suis fier du résultat.
Vous avez écrit et enregistré à Melbourne, en Australie. Comment avez-vous atterri là-bas ?
Jens lekman : Depuis très longtemps, depuis mes 17 ans environ, j’aime la musique de Melbourne. J’écoute beaucoup de musique australienne, des Go-Betweens à The Avalanches… J’ai des amis architectes à Helsinki qui sont originaires de Melbourne. J’étais donc très au fait de la scène musicale locale, et je suis allé à Melbourne et je suis tombé amoureux de cette ville. Les gens y sont tellement amicaux et chaleureux. Et puis…, j’ai eu une relation de longue distance il y a bien longtemps, c’est ainsi que j’ai songé à vivre là-bas. Il y a donc plusieurs raisons à cela, mais c’est mon endroit préféré sur terre.
Vivez-vous toujours en Australie à l’heure actuelle ?
Non, je suis retourné en Suède. C’est difficile d’obtenir un visa permanent. Il faut se marier avec quelqu’un pour pouvoir y vivre. Chose que j’ai envisagé, car mon meilleur ami vit à Melbourne. Nous en avons beaucoup discuté, c’était une très belle idée au départ, car nous avons en commun d’avoir connu des séparations sentimentales horribles. Nous en avions marre. L’idée de construire une relation basée uniquement sur le mariage blanc nous séduisait. Mais ça n’a pas marché ; j’aurais été incapable d’expliquer mes motivations aux autorités. Si je devais leur raconter une histoire pareille, ils ne m’auraient pas cru. Je suis donc parti d’Australie et en ai fait une chanson (sourire).
Il m’a fallu quelques jours pour vraiment rentrer dans l’album. Mais après quelques écoutes, finalement, les chansons coulent facilement, il y a moins d’arrangements que sur son prédécesseur, Night Falls Over Kortedala.
Cette volonté d’épure était consciente. Sur Kortedala, je suis allé au bout de toutes les couleurs que j’avais en tête, en terme de sons et d’arrangements. Pour celui-ci, je voulais seulement en utiliser quelques-unes. C’est toujours délicat pour un musicien d’évoluer, de changer et d’avancer. J’ai trouvé plus intéressant cette fois d’ exploiter ce que j’avais déjà. Ne rien changer, mais prendre tout ce que j’avais accumulé avec l’expérience.
Le sampler semble avoir été délaissé : cette approche musicale ne vous intéresse-t-elle plus ?
Le sampling m’intéresse toujours, mais il ne rentrait pas dans la vision que j’avais de faire un album plus épuré. J’ai choisi de moins travailler avec, ce fut d’ailleurs presque comme un challenge pour moi, car j’utilise un sampler depuis mes débuts. Cette fois, je l’ai uniquement utilisé pour quelques éléments décoratifs.
Seule exception, un sample – assez long d’ailleurs – utilisé sur « She Just Don’t Want to be With You Anymore ».
Oui, c’est un solo de saxophone qui figure sur la chanson intitulée “Sunny Days” du groupe Panimari, une formation assez obscure des années 1980. Nous leur avons demandé la permission d’utiliser ce sample et ils ont gentiment accepté. Je crois qu’ils voulaient seulement en échange une copie de l’album…
Excellente idée en tout cas. Le solo de saxo se marie parfaitement avec l’ambiance du morceau, très mélancolique.
Je trouve aussi (sourire).
Sur chaque album, vous aimez égrener vos influences. Dès votre premier EP paru sur Secretly Canadian, on pouvait entendre sur le morceau « Black Cab » un sample d’une chanson de The Left Banke, formation sixties culte de pop baroque. C’est une démarche naturelle à vos yeux ?
Bien sûr. Je pense que c’est ainsi qu’on découvre généralement la musique, aussi bien que la littérature ou le cinéma. Ce sont des clins d’œil, ils permettent de découvrir d’où vient ma musique.
Cette idée de « passeur », cette façon d’utiliser les références, mais aussi de véhiculer une certaine image romantique me rappellent Morrissey et Neil Hannon de The Divine Comedy.
Oui, probablement. Beaucoup me comparent à eux. Je n’ai pourtant jamais écouté leur musique.
Même les Smiths ?
Non. Lorsque j’étais au lycée, les Smiths et Morrissey étaient tellement mainstream, que même les « bullies » (les brutes) et les crétins les écoutaient. Donc, je détestais Morrissey.
Tellement mainstream ? Ce n’est pas U2 pourtant…
Non, mais en Suède, les Smiths étaient énormes. Je pense que c’est différent par exemple en France, car ils n’ont pas eu le même succès dans votre pays. Ici, si vous étiez un peu en marge, vous écoutiez Morrissey, mais en Suède, ils étaient vraiment très connus. Morrissey est probablement un fantastique songwriter, mais à cette époque, sa musique symbolisait ce qu’écoutaient les voyous.
Pour beaucoup, les Smiths incarnent le groupe de rock indépendant par excellence.
C’est exact. J’ignore pourquoi, mais Morrissey est devenu la musique des « bullies » en Suède. C’est étrange lorsqu’on se penche sur les thèmes de ses chansons, qui parlent d’être un outsider ou un persécuté. J’en conclus que ces gens n’écoutent probablement pas les paroles de ses chansons.
Etrange. Les paroles de Morrissey ont un sens de l’humour très subtil. C’est peut-être pourquoi on vous trouve des similitudes.
Je pense que Morrissey pour sa part a un genre d’humour cynique. C’est très ironique, il utilise l’humour pour critiquer ou pointer les défauts de quelqu’un. Quand j’utilise l’humour, c’est plutôt d’une manière communicative et chaleureuse. Quand on discute avec quelqu’un, l’humour est quelque chose de naturel, on s’en sert pour entretenir la conversation. C’est tout de même différent. Mais je suis sûr qu’il y a effectivement beaucoup de points communs entre moi et Morrissey.
Pourtant, lorsque vous intitulez une chanson “I Know What Love Isn’t”, c’est de l’ironie n’est-ce pas ?
Je ne le vois pas ainsi. C’est un jeu de mot bien sûr, l’opposé de quelque chose. Mais cette chanson parle du moment dans sa vie où l’on fait le point en rédigeant une liste : ça ce n’est pas de l’amour, ça non plus, etc. Et l’on se rapproche ainsi de ce qu’est l’amour. Il n’y a donc pas d’intention ironique dans l’utilisation de cette phrase. C’est juste une chanson sur ces zones grises de l’amour que l’on décide de supprimer de sa liste personnelle.
Parlez-nous de la chanson « I Want a Pair of Cowboy Boots ». D’où vous est venue l’inspiration pour écrire cette chanson ? L’Amérique vous fascine-t-elle ?
J’aime toute la mythologie autour du cow-boy, notamment elle est tellement macho, masculine. Peut-être parce je ne suis pas du tout masculin, j’aime jouer ce genre de chansons. Paddy McAloon de Prefab Sprout avait écrit une chanson dans cet esprit, « Cowboy Dreams », qui est aussi une transposition du mythe à l’intention de quelqu’un originaire de Grande-Bretagne. J’aime jouer avec des mythologies comme celle-ci. La seule référence à l’Amérique sur l’album est sur “The End of the World Is Bigger Than Love” : j’y évoque les élections de 2008 à Washington. Mais je n’éprouve pas d’intérêt en général pour l’Amérique.
J’imaginais peut-être un clin d’œil entre « I Want a Pair of Cowboy Boots » et l’album de Lee Hazlewood, Cow Boy in Sweden. Mais j’ai donc tort.
Non. Seulement, il n’y a pas de lien, excepté peut-être un sentiment similaire. Cowboy in Sweden est un bon paradoxe, car la Suède est si loin de l’imaginaire des cow-boys. Je pense que Lee Hazlewood avait probablement à l’époque la même image que j’avais en tête.
Vos chansons utilisent souvent des arrangements exotiques. Pouvez-vous nous parler de ces influences, notamment la musique brésilienne ?
J’aime Tom Zé, il est vraiment extraordinaire. J’aime aussi évidemment les tropicalistes (ndlr: Caetano Veloso, Os Mutantes, Gilberto Gil…). Le problème, c’est que je ne connais pas grand-chose de la musique brésilienne moderne. Lorsque je vais à Sao Paulo, l’histoire de la musique y est très pesante, que ce soit avec le mouvement tropicaliste ou la bossa nova. J’ai l’impression que la jeune génération étouffe, car elle doit entrer en compétition avec l’histoire. C’est dur de venir d’un endroit comme Sao Paulo et faire quelque chose de nouveau si vous êtes connecté à une si grande histoire. A Göteborg, la ville d’où je viens en Suède, il n’y a pas d’histoire de la musique, c’est une page blanche. On peut l’écrire maintenant. Tout ça pour dire que je souhaiterais connaitre davantage de musique brésilienne moderne.
Quand on pense que le mouvement tropicaliste n’a duré que quatre ans, entre 1968 et 1972 ! Comme vous dites, l’héritage est lourd à porter pour les générations suivantes.
J’aime bien les vieux albums de Caetano Veloso. Je n’ai pas tout écouté, mais j’ai adoré ce que j’ai entendu. J’aime quand les rythmes se combinent avec des arrangements de cordes. J’aime ce flow séduisant…
Juste avant l’album Night Falls Over Kortedala, vous aviez décidé de quitter le business de la musique et de chercher un « vrai » travail. Cette fois, pour I Know What Love Isn’t, vous sortez d’une séparation. Votre travail d’écriture semble chaque fois découler d’une épreuve douloureuse.
Je suis certain que c’est le cas pour chacun d’entre nous. Quitter le milieu de la musique il y a sept ans fut juste une réaction de rejet naturel ; ce spectacle permanent m’étouffait. Je pense que je fais ça pour chaque nouvel album : « Allez vous faire foutre, je quitte le business. » Et puis, au bout de deux mois je reviens finalement. Donc la prochaine fois, ne croyez plus ce que je dis, car je reviendrai. (rire) Mais il est certain que le processus d’écriture est pour moi quelque chose de long et douloureux.
Combien de chansons avez-vous écrites durant ces cinq années d’absence ?
J’ai commencé à écrire de nouvelles chansons il y a trois ans. Toutes les chansons de l’album ont été écrites durant cette période. Cela a pris beaucoup de temps, car je ne voulais pas écrire sur l’amour, la séparation, ce genre de choses. Il me fallait m’écarter de ces thèmes, en faire abstraction. J’ai commencé à écrire et voir où cela me mènerait. J’espérais que cela m’entraînerait dans une toute nouvelle direction. Mais bien sûr, après quelques temps, je suis finalement revenu au thème de la séparation. J’en ai conclu que la musique me contrôle davantage que je ne la contrôle. C’est toujours comme ça. Je ne maîtrise pas grande chose.
Pour conclure, quels sont vos cinq albums favoris ?
J’ai beaucoup écouté l’album Simple Pleasure des Tindersticks durant l’enregistrement. Il se doit donc de figurer dans cette liste. C’est un disque qui signe la fin de leur période orchestrale. Ils ont abandonné les gros arrangements de cordes pour d’autres plus jazzy et épurés.
The Avalanches – Since I Left You
Tindersticks – Simple Pleasure
The Tough Alliance – A New Chance
Jonathan Richman – Her Mystery Not of High Heels and Eye Shadow
The Twerps – S/T (2011)
Jens Lekman – I Know What Love Isn’t (Secretly Canadian/ Differ-ant)
En concert à Paris le 23 septembre à la Gaité Lyrique, puis le 24 à Strasbourg (La Laiterie).
Crédits photo : Pascal Amoyel
_ Merci à Marion Seury