En confiant ses chansons à des musiciens chevronnés de la soul, Chan Marshall se montre sous un jour plus apaisé et radieux. Un pas vers le bonheur qui peine pourtant à convaincre sur la durée d’un album par trop timoré et académique.


Reine d’un soir, Chan Marshall a revêtu ses plus beaux habits. Le piano ouvre le bal, bientôt rejoint par un violon furtif et gracieux. La voix se pose, délicate. Elle irradie une chaleur que des mots pétris d’espoir et de douleur mêlés viennent à peine tempérer. Quelques notes, un son accueillant comme l’odeur d’un bon vin, nous voilà conviés à une ouverture magistrale qui a des airs de sortie de tunnel. Celle avec qui on a souffert, chuté, partagé les passages à vide, parfois crié, souvent pleuré, cette femme brûlée par la vie, que l’on aurait aimé prendre plus d’une fois dans nos bras, paraît soudainement s’être émancipée du malheur qui plombait parfois son destin (et ses chansons).

Sortir de la nuit exige une certaine bravoure. Il faut combattre ses démons, se défaire de leur emprise. The Greatest est pour Chan Marshall l’album de ce combat (deux gants de boxe arborent sa pochette, référence implicite à Mohammed Ali dont le nom de ring était justement celui du titre), qui n’est autre, au fond, qu’une lutte contre soi-même, une tentative périlleuse d’échapper aux ombres du passé, à tous ces morts qui collent à la peau et lestent le coeur. Et celui de Chan Marshall a encaissé beaucoup trop de coups pour être aujourd’hui complètement indemne. Les cicatrices mal refermées, les ecchymoses à répétition ont laissé des séquelles, traces visibles (et audibles) d’un monde intérieur éclaboussé de ressentiment en ses moindres recoins. L’esquive, le pas de côté, la feinte de frappe n’ont pas toujours suffi pour tenir debout sur le ring du quotidien.

The Greatest est un rêve de bonheur, son rêve à elle, un album aérien, une échappée belle, enchantée. Il va de soi que ce genre de rêve se partage. Le meilleur moyen de s’oublier n’est-il pas de (se) donner aux autres ? La démarche consistant à enregistrer à Memphis avec des ex-musiciens d’Al Green (Steve Potts à la batterie, Mabon « Tennie » Hodges à la guitare, son frère Leroy « Flick » Hodges à la basse et Harian T Bobo à la direction des cuivres) fut donc la pierre angulaire d’un recueil de chansons plus ouvert et léger, résolument collectif dans sa conception. Cette générosité nouvelle a fait transiter le folk intimiste, voire égotiste de Chan Marsall vers des terres autrefois survolées (celles de la country) et d’autres ignorées jusque ici (la soul). Deux orientations entrecroisées finalement légitimes pour une fille native du sud des Etats-Unis, qui ont aussi eu pour conséquence d’enrober d’étoffes les chansons fragiles de Cat Power, de les revêtir d’une patine qui n’est pas sans effets néfastes.

Car que dire de cet échange entre générations sinon qu’il donne le sentiment d’un mutuel respect, circonspect au demeurant, qui semble avoir plongé dans le formol le rêve fugace de la farouche Cat Power. Aussi talentueux soient-ils, les vétérans de Memphis font figure d’accompagnateurs ennuyeux, d’illustrateurs peu inspirés qui pèchent par un manque patent d’idées de combinaisons instrumentales ou d’arrangements. Ces sages musiciens, incapables de faire vraiment déborder la musique du cadre fixé, paraissent plus prompts à gommer les reliefs des chansons qu’à en faire saillir la ferveur cachée ; une sagesse qui tourne donc court et s’apparente plutôt à une forme de prudence dommageable. Enfermées dans le doux cocon d‘une musique poussiéreuse les chansons de The Greatest ne prennent pas l’ampleur que l’on était en droit d’attendre d’une telle rencontre au sommet. A l’image de “Lived In Bars”, dont la dérive rythm’n blues à mi-chemin alourdit considérablement le propos (la présence du saxophone en devient même risible), beaucoup de titres ne tiennent pas leur promesse de beauté, et se fourvoient dans un registre à la limite du mielleux dont les beaux textes de Chan Marshall pâtissent. Le bal a alors soudainement des allures de piano-bar enfumé où la musique n’est plus qu’un fond sonore atmosphérique couvrant à peine le bruit des verres.

Si Chan Marshall s’est targuée récemment d’avoir procédé pour cet album comme pour les précédents (ce qui est sans doute pour elle un gage d’honnêteté) en optant pour un enregistrement rapide en prise directe, on peut regretter tout de même que, quitte à s’habiller cette fois-ci d’une production plus conséquente et léchée, elle n’ait pas passé plus de temps avec ses musiciens à peaufiner les détails des morceaux, oeuvré pour une musicalité ambitieuse assumée jusqu’au bout. Ou qu’elle n’ait pas croisé sur son chemin un producteur du calibre de Joe Henry qui aurait sans doute donné à son rêve d’envol vers des terres soul une dimension plus vertigineuse, un grain de son plus contrasté. Il est des projets qui nécessitent pareille confrontation, un échange d’idées et de points de vue, une autre forme de combat…

Pas étonnant dans cette perspective déceptive que les plus beaux moments de The Greatest soient ceux où Cat Power chante seule (ou presque) : “Where Is My Love” et “Hate” sont de superbes balades épurées, portées par un chant solitaire qui prend à lui seul la charge des mots, en affecte l’enveloppe, laisse affleurer une sensibilité troublante. Deux titres intenses, perdus au milieu de quelques platitudes, qui auraient pu très bien figurer sur les précédents albums de Chan Marshall, aspect qui ne fait que pointer davantage encore le renouvellement mal négocié avec ce The Greatest.

– Le site de Matador.

– A écouter : « The Greatest »

– Lire également notre entretien avec Chan Marshall (juillet 2003)