Le trio new-yorkais n’en finit pas de s’ouvrir à la lumière sur ce nouvel album charnel et hypnotique. Blonde Redhead est décidément un groupe hors du commun.


Kazu, Simone et Amedeo. Une fille, des jumeaux. Une Japonaise, deux Italiens. Trois New-Yorkais. Une combinaison colorée qui crée un univers luxuriant et passionnant. Cela fait près de 15 ans que Blonde Redhead, groupe fusionnel et hermétique, continue à délivrer une musique à la richesse rare, allant de la noisy la plus abrupte à la pop la plus intemporelle. Trois ans après un Misery Is A Butterfly labyrinthique mais légèrement terni par quelques mauvaises herbes persistantes, 23 prolonge cette démarche d’ouverture en taillant de grandes trouées de lumière dans la forêt inextricable et majestueuse qu’est la pop de Blonde Redhead.

Si à leurs débuts, dans l’ombre de Sonic Youth, les Blonde Redhead fourbissaient l’artillerie lourde en matière de musique aride et dissonante, il est indiscutable aujourd’hui que leur volte-face vers l’univers bien plus accueillant de la pop cinglante est plus réussie que celle de leurs parrains, eux qui s’acharnent malgré tout à délivrer des albums d’excellente facture mais un brin bancals, toujours déséquilibrés qu’ils sont de ne pas oser lâcher totalement la bride. En comparaison, si dans leur processus de maturation les Blonde Redhead avaient encore quelques réticences à libérer la bête, on sent bien sur 23 que le sujet est enfin maîtrisé, dominé même. Concis et ramassé, 23 explose littéralement à maintes reprises. Quand, dans un récent passé, les chansons de Blonde Redhead osaient à peine effleurer de la pointe du pied le début de l’idée d’un succès public, on sent bien aujourd’hui que le trio le nargue en lui jetant à la face de véritables hymnes. De « 23 » (la chanson) à « Spring And By Summer Fall », soient les cinq premiers titres du disque, c’est même le carton plein qui risque bien de leur tomber dessus. On n’avait pas entendu depuis Hail To The Thief de Radiohead autant de chansons aussi évidentes a priori, frappant de plein fouet dès la première écoute, et ne dévoilant finalement leur multiples strates qu’au bout d’écoutes longues et assidues. Blonde Redhead devient définitivement accessible, mais risque fort d’écraser la concurrence.

La genèse de 23 et sa luminosité ne s’expliquent évidemment qu’à l’aune du passé du trio. Avant d’être des musiciens exceptionnels, les frères Pace sont avant tout d’authentiques passionnés de musiques. Avides d’expériences en tous genres, ils puisent autant dans le free jazz que dans le rock le plus aride, le punk et l’électro faisant aussi partie d’un univers bigarré et fertile. Cette passion et ce talent s’étant liés indéfectiblement à la fascinante Kazu Makino, le cocktail est d’autant plus passionnant qu’il s’inscrit dans un travail acharné et une amitié pour le moins ambigüe. On dit de Louis-Ferdinand Céline qu’avant d’arriver aux 800 pages du Voyage Au Bout De La Nuit, il en aurait noirci 8000. Blonde Redhead semble utiliser exactement le même processus. Composer, jouer, chercher (mot clé), expérimenter, et tirer de ce brainstorming la substantifique moëlle. Car avant d’arriver à la perfection d’une « Spring And By Summer Fall », brulôt épileptique et altier, point d’orgue d’un disque éblouissant, et dans laquelle Amedeo chante aussi à l’aise qu’il ne l’a jamais été, il y a dû en avoir, de l’élagage.

Alors bien sûr, on sent toujours l’ombre tutélaire de Gainsbourg, leur grand maître à penser, comme sur l’intro toute en percussions de l’envoûtante « Top Ranking » qui évoque le Gainsbourg Percussions (1964). « The Dress » est même un titre qu’aurait pu écrire le Grand Serge en 1985 si Gainsbarre n’avait pris le dessus, tellement Kazu y chante en prenant des poses naïvement lascives, réminiscence de n’importe laquelle des multiples égéries de l’Homme A Tête De Chou. On y entend aussi parfois des claviers électro comme les grands gourous des années 90 en remplissaient des disques entiers, de Craig Armstrong à Alpha, le tout électrisé par des guitares en pleine éruption (« Publisher »). Même les cuivres de Atom Heart Mother (1970) de Pink Floyd sont convoqués, ce qui donne un côté étrangement suranné à cette musique qui se suffit pourtant largement à elle-même.

Fort de son expérience et de son passé, armé d’une culture inaltérable, musclé par la fusion de trois talents énormes doublés d’autant de personnalités indiscernables, Blonde Redhead continue à suivre sa route, loin, très loin devant le gros des troupes, aux côtés de très rares élus qui tiennent le haut du pavé depuis longtemps déjà. 23 a le mérite (ou le tort) de remettre les évènements actuels en perspective, et de mesurer un tant soit peu certains propos dithyrambiques au sujet de groupes encore très verts. Blonde Redhead, avec 23, recentre le débat. Et la conclusion est sans appel : vous avez du boulot, les enfants !

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