Une semaine seulement sépare les concerts de trois des groupes américains les plus présents sur la scène rock actuelle. Même si comparaison n’est pas raison, l’occasion est trop belle pour se priver de confronter ces différentes visions d’un rock tendu, noir, et référent.

The National/Hayden – Elysée Montmartre, 14 novembre 2007

On l’a dit, répété, claironné partout, ce groupe est immense… Tous les disques de The National sont des sommets de rock savant, profond et efficace. Autant de preuves que l’on peut concilier recherche formelle et bonheur du jeu, quête musicale et plaisir d’exécution. Restait à vérifier la réputation de véritables bêtes de scène qui colle aux cinq membres du «plus grand groupe de rock du monde» selon bon nombre de professionnels (hé, les gars, la musique n’est pas une compétition, l’Agence Anti-Dopage serait ridicule).
Fort d’un quatrième album long en bouche mais particulièrement déchirant, Boxer, Matt Berninger et ses deux doubles fratries amies foulent la scène d’un l’Elysée Montmartre plein comme un œuf de fans transis. On n’attend pas The National comme un vulgaire groupe de rock, surtout quand on pressent que c’est une des dernières occasions de les voir dans une salle à taille humaine. Et après le set minimaliste et merveilleux du passionnant Canadien Hayden (et son bestiaire), c’est à 21h15 tapantes que le groupe fait son entrée sur scène pour la quitter 1h40 plus tard.

Entre temps, The National (auquel s’ajoute aux claviers et aux violons l’arrangeur en titre du groupe, le fantasque Padma Newsome) a livré un concert d’une force inouïe. La puissance de feu du sextette est transcendée sur scène. De ballades épidermiques en brulôts ravageurs, les néo-new-yorkais ont visité l’intégralité de leur discographie, concédant une large place aux trois derniers albums. Autant dire que le public, docile et concentré, a apprécié et l’a fait savoir. Il faut voir Matt Berninger caresser la foule au son de “90-Mile Water Wall” ou de “Ada”, puis jouer sa vie et tomber en transe sur les fulgurants “Slipping Husband”, “Mr. November” ou “Mistaken For Strangers” pour comprendre que ce groupe n’est vraiment pas commun.
L’équilibre ténu qui s’établit entre la folie contenue d’un chanteur habité et l’aisance scénique dont font preuve ses comparses confère à la démonstration une vertu quasi-mystique, invitant à la vénération de la déesse d’un soir, la musique. On a vu d’immenses musiciens officier dans des styles aussi exigeants qu’élitistes (selon certains réfractaires) tels que le jazz, la musique contemporaine ou l’électro la plus savante. Mais à bien y réfléchir, ce n’est pas aussi fréquent dans la grande «famille» du rock. On pense à Radiohead, Sonic Youth, My Bloody Valentine, et une petite poignée d’élus. Il convient donc de prendre (en pleine gueule, certes) la musique de The National comme un art supérieur, une œuvre majuscule, un tout cohérent et riche.

Les ambiances feutrées de leurs ballades se voient, sur scène, célébrées dans une dévotion fantastique et poignante. Mais ce n’est rien à côté des désormais célèbres montées du groupe – “Fake Empire”, “Brainy” – qui deviennent en live des explosions sonores écrasantes, magnifiées par un son quasi parfait, et appuyées, surtout, par une des marques de fabrique du groupe, la batterie. C’est l’atout maître, le joker, l’argument ultime. Un bon batteur, c’est l’assurance d’une bonne ambiance. Mais un batteur comme Bryan Devendorf c’est la perle noire, l’objet rarissime, le trésor caché. Sous son look hésitant entre Sébastien Tellier et André Herman-Düne, sans jamais lever les yeux, il construit des toiles rythmiques complexes et robustes, créant d’immenses espaces dans lesquels les musiciens n’ont plus qu’à se jeter. Et s’ils ne s’en privent pas, Scott Devendorf, Aaron et Bryce Dessner et Padma Newsome n’ont plus qu’à laisser libre court à leur jubilation, offrant à la voix crayeuse du fragile Matt Berninger un écrin soyeux, mais bardé d’épines. Pour un résultat où l’émotion pure et entière prime, et où l’expression « une musique à se damner » prend tout son sens. The National a enfin conquis sa place au sein des saints.

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Paul Banks et Carlos D

Interpol/Blonde Redhead – Zénith, 21 novembre 2007

Autre lieu, autre ambiance. Cette fois, ce sera un simili hall de gare qui servira d’arène. Et l’attente du public (dont, surprise, la moyenne d’âge est sensiblement la même que la semaine précédente, une petite trentaine) se porte majoritairement, bien sûr, sur Interpol. Mais il suffit de tendre un tant soit peu l’oreille pour s’apercevoir qu’une grosse poignée d’irréductibles est surtout là pour espérer assister à la réhabilitation scénique des mythiques Blonde Redhead, quelques mois après une prestation parisienne cata-tonique/strophique. D’autant que le dernier effort d’Interpol n’a pas obtenu tous les suffrages. Ambiance étrange.
C’est donc dans une lumière sombre et sur les mesures léthargiques de “Top Ranking” que démarre le set de Blonde Redhead. Et, d’emblée, le doute assaille le public : son noyé dans une reverb de basilique, pluie de samples et de claviers cheap, voix exsangues. On sent que le combat va être difficile pour les vétérans de la soirée. Et si la totalité de l’album 23 est jouée (auquel s’ajoute la chanson “Misery Is A Butterfly”), la sauce ne prend jamais. La prestation est sans relief, linéaire. Difficile d’être touché par les rares pas de danse lascifs de Kazu, impossible d’accrocher à ce son boursoufflé et égocentrique. Il manque cruellement au trio un quatrième membre (un bassiste serait même salutaire) et un élément essentiel, le rock’n’roll. Las, le public applaudit poliment et ne rappelle pas ce groupe qui aurait dû faire exploser la grande toile du Zénith. Assurément une énorme déception dont les stigmates demeureront longtemps.

C’est logiquement dans une ambiance électrique, voire tendue, que Paul Banks, Daniel Kessler, Sam Fogarino et Carlos D, suppléés par un clavier, font leur entrée. Et c’est sans surprise “Pioneer To The Falls” qui ouvre le bal, comme sur Our Love To Admire. Et immédiatement on sent que le show entre dans une autre dimension. Le son est puissant, limpide, parfaitement ajusté, ce qui nous réconcilie avec cette salle qui nous avait laissé un souvenir déplorable suite au dernier concert des Strokes massacré par une sonorisation de bûcheron. Surtout, l’interprétation aussi sèche que glaçante de ce titre plutôt lent nous en fait bien mieux saisir l’impact, et naturellement le moral remonte en flèche.

D’autant que le groupe joue juste. Daniel Kessler prend un pied phénoménal sur sa guitare, Sam Fogarino cogne fort, Carlos D (s’)amuse et Paul Banks assume à la perfection son rôle de leader glacial caché derrière sa mèche de surfeur. Les brulôts “The Heinrich Maneuver”, “Mammoth” et “Who Do You Think” dévoilent leur fiel sous le traitement chirurgical que leur font subir les jeunes loups. La bonne surprise vient surtout des titres moins évidents comme “All Fired Up”, “No I In Threesome”, et surtout “Rest My Chemistry”, magistralement bastonnés, au point que l’on reste scotché devant la maîtrise des corbeaux dandys.

Our Love To Admire (offert en intégralité) est définitivement sauvé en live, tant ses chansons se fondent, sans la moindre aspérité, avec les classiques carnassiers du groupe tels “Slow Hands”, “Untitled” (littéralement envoûtant), “Next Exit” ou “Evil” qui a naturellement embrasé la fosse. Et le tour de force est d’autant plus remarquable que, hormis les ondulations elvissiennes de Kessler, le groupe reste droit comme un cimetière devant un dispositif scénique d’une sobriété exemplaire. Cette absence d’artifices laisse au quartet toute sa place pour développer un rock tendu, parfois binaire, souvent agressif, mais surtout terriblement efficace. Et d’admettre enfin que si la musique d’Interpol se dévoile à force d’écoutes répétées sur disque (encore plus vrai avec le dernier en date qui se révèle impérial), leur maîtrise totale de la scène demeure leur argument définitif pour les imposer comme un des groupes phares dans l’univers en surpopulation de cette musique directement héritée de la cold-wave. De fait, vivement le prochain album de… I Love You But I’ve Chosen Darkness pour une réplique qui se doit d’être cinglante.

Ainsi, en deux soirs, dans deux salles opposées sur tous les plans, nous avons observé trois groupes majeurs basés dans la ville qui donne le la aujourd’hui, New-York, et le verdict n’est pas celui attendu. Il a été question d’un groupe en passe de devenir icône, intouchable référence – The National -, d’un mythe qui s’écroule honteusement – Blonde Redhead -, et de jeunes requins qui ont fini par creuser le plancher pour transformer leur simple rock en une arme de destruction massive – Interpol. Soit trois visions, trois approches, trois traitements radicalement différents pour des bases communes. Preuve est ainsi faite que comparaison n’est donc pas raison, surtout dans l’art.

Lire les chroniques les plus récentes des groupes concernés :
The National
Interpol
Blonde Redhead
Hayden