Sans enlever ses pantoufles, mais mieux entourée, la divine Chan Marshall révise ses classiques, ennuie parfois, convainc le plus souvent.


Manifestement, le virage vers la reconnaissance amorcé avec le consensuel The Greatest (2006), qui a vu la chanteuse abandonner, au moins en apparence, son inspiration sombre et dépressive pour les bienfaits d’une chaleur soul, a ouvert à Cat Power les portes jusque-là restées fermées d’une plus large audience. Un succès populaire mérité pour une artiste confirmée dont la carrière a débuté en 1995, mais qui a attisé toutefois un immédiat sentiment de suspicion à l’endroit où la confidentialité signale davantage, on l’imagine, les « vrais » artistes. Car il en va ainsi : la confrérie des indé supporte assez mal qu’un de ses membres, fût-il éminent, passe subitement de l’ombre à la lumière, rafle récompenses et auditeurs à la pelle, les génies étant plutôt voués à rester de vaillants oubliés, maudits de leur vivant, reconnus sitôt trépassés. Et quand, malheureusement, l’un d’eux fait parler de lui avant l’heure, cela tient soit d’un malentendu, soit de compromis rédhibitoires. Aujourd’hui Cat Power, demain Sufjan Stevens et Antony… Tropisme de clan qui sert un sectarisme de la marge où la reconnaissance populaire est forcément réduite, par quelques bayeurs de fonds confits dans le ressentiment, à une relation incestueuse avec le système. Sois rare, écarte-toi du monde, cultive ta modeste singularité dans ton coin, rechigne à côtoyer le bonheur, conspue le succès, vends peu et tu seras grand comme un héros, voire un martyr, peut-être même déifié ; et, au passage, tu conforteras ma position de supériorité, moi qui ne saurais appartenir à la masse sans perdre la foi.

Certes, depuis The Greatest, Cat Power s’est embourgeoisée. C’est même la seule chose qui ait fondamentalement changé dans sa musique : l’apport de moyens plus conséquents. Ses deux derniers albums ne sont pas ceux de la maturité – You Are Free, sorti en 2003, était déjà une oeuvre très aboutie -, ils participent plutôt d’un accomplissement logique, Chan Marshall ayant enfin bénéficié d’une production et d’un encadrement musical qui puissent satisfaire à son désir de classicisme. Car n’en déplaise aux conservateurs de chapelles indé, la songwriter a toujours manifesté des penchants classiques – contrairement à Bill Callahan, son compagnon des débuts, viscéralement moderne -, quelque peu contrariés toutefois par un manque d’assurance et les deux bouts de ficelles dont elle disposait au départ – et qui à l’époque semblaient lui suffire amplement. Chansons précoces, fauchées, imprécises, accidentées, faites de bric et de broc, morceaux de vie et de morts mélangés, un pessimisme jamais pris en défaut, une incapacité à habiter son corps et, déjà, malgré tout, une envie lisible en filigrane d’accéder à un peu plus de lumière, d’échapper aux poncifs de l’artiste née sous une mauvaise étoile, de ne pas passer sa vie à expier ses fautes, de consacrer toutes ses forces à, littéralement, grandir.

La voir aujourd’hui s’épanouir dans un contexte différent, plus cossu, n’a donc rien de honteux, ni de surprenant. Silhouette multicolore et sérialisée sur fond argenté, déhanché souverain et moue lascive attestent sur la pochette de Jukebox d’une présence enfin offerte au regard, d’un corps qui s’expose, d’une féminité émancipée. C’est une seule et unique femme qui chante sur Jukebox, la même qu’il y a dix ans, mais travaillée différemment, habitée par une énergie moins noire. Cat Power vise moins les honneurs qu’à profiter de circonstances favorables, d’une visibilité bienvenue mais qu’elle n’a pas cherchée avec opportunisme. Inscrire son nom dans la lignée d’artistes populaires qui ont su développer un univers personnel, malgré les contraintes commerciales et médiatiques, ceux notamment dont elle se fait l’écho sur son dernier album (James Brown, Bob Dylan, Janis Joplin, Frank Sinatra, Billie Holiday, Joni Mitchell), ne demeure t-il pas un dessein des plus estimables ? Mesurer avec le recul la différence manifeste entre The Covers Record, un premier album de reprises décharnées paru en 2000, et Jukebox est à ce titre riche en enseignements : autrefois repliée sur elle-même, proche de l’autisme, Cat Power chante à présent en assumant pleinement sa position de leader, sans avoir la folie des grandeurs, sans draguer la respectabilité, acquise depuis longtemps.

Si sur le principe l’évolution de Chan Marshall nous paraît légitime et réussie, que dire alors de sa musique. On se rappelle, il y a deux ans, que The Greatest nous avait peu convaincus, entaché qu’il était de lisses rondeurs, trop débonnaire pour passionner vraiment. Jukebox a de ce point de vue le mérite de réinjecter un peu d’altérité dans l’univers de Chan Marshall, grâce notamment à l’apport de musiciens rajeunis, dont l’incontournable batteur Jim White, souvent placé très en avant dans l’espace musical, jouant fort et sec. Il ouvre d’ailleurs l’album sur “New York”, à hauteur de la voix de Chan Marshall, alors que les autres musiciens sont relégués à l’arrière. Un procédé spatial qui vise au contraste instrumental, découle d’un choix précis de placement, impose une présence, une interprétation, une façon de se positionner par rapport aux autres et à soi-même, entre distance et proximité – de tout cela il est question dans Jukebox. Et une ouverture surprenante, épurée, plus osée qu’il n’y paraît dans son tempo réapproprié, sa cadence au ralenti. Tout l’album privilégie ainsi une instrumentation économe et un faux rythme très caractéristique de l’écriture de la chanteuse. La guitare électrique (on peut entendre sur l’album celles de Matt Sweeney et de Judah Bauer, ex membre de The Jon Spencer Blues Explosion) fait aussi quelques incursions appréciables, comme sur l’auto-reprise du superbe “Metal Heart” (présent sur Moon Pix, 1998) où, tendue, elle rôde comme un fantôme dans la brume, s’approche subrepticement de la voix de Chan Marshall, qui se débat, prend du volume, s’envole, ample et généreuse, vers d’autres cieux. Au coeur du projet de Jukebox, cette voix libérée, gorgée d’émotions, tour à tour sensuelle et sauvage, charmeuse et mesurée, accapare d’ailleurs toute l’attention, génère des émotions à foison.

Bien sûr, eu égard à son passé, on pourrait cette fois-ci encore reprocher à Cat Power de privilégier la solidité, la tranquillité, le travail bien fait, le confort d’un studio réconfortant. On n’y manquera pas sur quelques morceaux : le soporifique “Blue” ou le maniéré “Woman Left Lonely” sont par exemple des reprises sans grand intérêt, que l’on aurait aimé voir remplacées par certaines excellentes chansons qui accompagnent l’édition bonus du CD (dont la magnifique “Angelito Negros”, chantée en espagnol). De la marge au centre, Chan Marshall s’est muée en chanteuse radieuse et envoûtante, toujours prompte à l’auto-portrait et à la confidence, mais de manière biaisée, sur le mode de l’emprunt, préférant un langage commun plutôt que les sirènes du nihilisme, au risque parfois de s’abandonner à des facilités dommageables. Lui reste à présent, comme le montre le beau “Song to Boby”, le seul inédit de l’album, à affirmer sa personnalité sans trop céder de terrain au convenu, à exprimer avec davantage de puissance un monde, le sien, le nôtre.

– Le site de Cat Power.

– Sa page Myspace.