Un audacieux et fructueux dialogue entre Jean-Sébastien Bach et John Coltrane qui invente sa propre cohérence esthétique à mesure qu’il dessine des parentés spirituelles et musicales entre deux compositeurs/musiciens de renom.


Avec un titre d’album pareil, dont la formulation sans ambages met côte à côte deux monstres sacrés que l’on ne présente plus, le scepticisme aurait eu tôt fait de s’inviter à la table du jugement dernier critique. Joindre ainsi deux génies en leur art, deux époques (le XVIIe siècle allemand et le XXe siècle new-yorkais) et deux genres musicaux (la musique classique versant baroque et le jazz versant free) pouvait, à tout le moins sur le papier, relever du projet casse-gueule par excellence, de la fausse bonne idée aux précédents assez éprouvants (Mozart, l’égyptien de Hugues Courson, 1997). Et pourtant, c’est à un tout autre constat que les 74 minutes de Bach Coltrane nous convient. A l’académisme rassurant et proliférant – déjà souligné dans ces colonnes – d’un jeune jazz hexagonal érigé en parangon d’une modernité plus ânonnante qu’éblouissante, à cent lieux du ronronnement auquel nous habituent la plupart des musiciens de sa génération, Raphaël Imbert (32 ans) oppose, au-delà de tout opportunisme déplacé, l’insolente liberté d’une musique jubilatoire et sans entrave.

Ambitieux dans sa forme, généreux dans son lyrisme exacerbé, risqué dans sa farouche manière de mettre en présence des forces contraires, ce quatrième album du saxophoniste témoigne d’une vitalité peu commune de ce côté-ci de l’Atlantique. Projet au long cours, cette lumineuse idée de réunir sur un même disque des compositions de Jean-Sébastien Bach et John Coltrane découle en fait d’une rencontre entre le saxophoniste du Val-de-Marne et l’organiste marseillais André Rossi (également professeur d’improvisation baroque au CNR de Marseille), tous deux très concernés par les rapports qu’entretiennent la Musique et le Sacré. Une thématique commune qui a fait l’objet de nombreuses recherches, notamment à New York, de la part de Imbert, lauréat de la Villa Médicis Hors Les Murs en 2003. Ainsi posées, ces données théoriques n’entravent cependant aucunement le plaisir de l’auditeur qui, au fond, n’a pas besoin de connaître dans le détail la trame de la liturgie luthérienne, retrouvée autant dans le cantor que dans les negro-spirituals, pour être sensibilisé par cette transfiguration du savoir musicologique en affects puis en sons. Aux antipodes d’un devoir d’école studieux, Bach Coltrane projette son postulat cérébral en énergie, émotions et musicalité, c’est-à-dire en une subjectivité qui s’expose et travaille en profondeur des compositions notoires (“Art de la Fugue”, “Cantate BWV 170”, “Crescent”, “Reverend King”) dans la perspective de se les réapproprier.

Une telle sublimation ne pouvait sans doute résulter que d’une entente parfaite au sein d’un collectif soudé et cohérent, au fort tempérament musical. A Raphaël Imbert et André Rossi se sont ainsi joints le Quatuor Manfred, le percussionniste Jean-Luc Di Fraya, le contrebassiste Michel Péres et le contre ténor Gérard Lesne, soit un ensemble de musiciens tout entier porté vers un absolu auquel naguère aspiraient Bach et Coltrane. Moins messe empesée pour fidèles convertis, donnée en l’honneur de deux divinités intouchables, que quête mystique et poétique à l’usage de tous les mélomanes, Bach Coltrane s’adresse autant à l’esprit qu’au corps, joue autant du sens que des sens. Plus qu’un pont entre deux auteurs majeurs, l’album procède d’une série de glissements, d’incessants allers retours, d’effets de fondu et de recouvrement d’une oeuvre sur l’autre. On remarquera d’ailleurs que la place accordée à Bach est nettement supérieure à celle dévolue à Coltrane (un rapport de deux tiers/un tiers environ), mais de cette inégalité ne résulte pas un projet bancal pour autant. Sans être nettement délimités, les univers classique et jazz dialoguent sans rupture de continuité, à l’image de “L’Art de la Fugue” sur lequel Raphaël Imbert improvise en contrepoint. De même l’étonnante version en quatre mouvements de “Crescent” : d’abord introduite comme un prolongement direct de “L’Art de la Fugue” (le solo de contrebasse prend le relais du quatuor à cordes, partie I), pour ensuite se poursuivre par une embardée free de haute tenue (II), avant de retomber en pluie percussive (III) et de s’évanouir avec délicatesse entre les cordes (IV), elle participe d’un échange de point de vue subtil où travail d’écriture et improvisation se mêlent avec une maestria rare.

On connaît la rigueur mathématique des compositions de Bach, l’implacable logique interne qui les gouverne. Une logique rigide dont le compositeur allemand a fait un usage musical libératoire, affolant en dernière instance le solide dispositif sur lequel elle repose. Au final, la musique et la puissance du Son triomphent du savant calcul, tout comme chez Coltrane les heures passées à rechercher la note ultime conduiront à un jeu sans notes, pure exaltation de l’être, appel mystique de la jubilation. C’est à une telle saisie vibrante de la Matière qu’invite le Raphael Imbert Project. Partir de la surface, du connu, du monumental, et surmonter les contradictions, opérer des transactions intimes, faire vaciller une architecture à la fois parfaitement ordonnée et ouverte à d’autres possibles, à l’avènement d’un nouveau monde. En somme, tout le contraire du décalque ou du panégyrique, fût-il brillant. Raphaël Imbert n’a que faire de jouer ou pas comme John Coltrane, que son disque sonne trop classique ou pas assez jazz. Là n’est pas son projet. Transporter l’âme (des compositeurs, de l’auditeur), entrecroiser les oeuvres pour en souligner les parentés musicales et entretenir une relation spirituelle avec elles afin de s’interroger sur soi, sur son propre son, en revanche, semble l’avoir davantage passionné. La présence bouleversante de Gérard Lesne sur la “Cantate BWV 170” de Bach, qui s’achève sur une intervention discrète de Imbert à la clarinette basse, suivie aussitôt d’une improvisation au saxophone ténor intitulée “The Father, the Son and the Holly Ghost”, suggère ainsi une filiation emblématique, celle d’une voix ayant engendré un souffle. D’un corps devenu instrument.

– La page Myspace du Raphaël Imbert Project

– Le site de Zig-Zag Territoires