Au lieu de capitaliser sur le succès honnête du brillant The Belgian Kick, Quermalet et sa tribu changent une nouvelle fois de direction pour se jeter dans l’opéra pop. En gardant toujours quelques coups d’avance sur leurs congénères.


Jamais là où on les attend, la tête ailleurs, un oeil ici et un pied là. Telle est la démarche de The Married Monk, groupe à géométrie variable, à la fois précieux et ambitieux. A peine sommes-nous habitués au folk souple et confident de The Jim Side (1996) que la troupe menée par Christian Quermalet nous tire vers une cold-wave polychrome via un R/O/C/K/Y (2001) poisseux et profond. Juste remis de ce grand-écart, c’est le dance-floor du petit matin qu’il nous est demandé d’investir via The Belgian Kick (2004), spectaculaire disque de fête de fin du monde, porté par un single immense, “Pretty Lads”, une des meilleures chansons disco françaises… en anglais. Sans compter cet album fantôme, le premier, There’s The Rub (1993), éliminé des bacs par le groupe lui-même, le jugeant rétrospectivement trop inaudible. Un tel niveau d’auto-évaluation force le respect. Et attise un peu plus la curiosité à l’annonce d’un nouveau disque du groupe.

Pour ce cinquième album, le groupe français s’est associé au projet de Renaud Cojo, metteur en scène, soit composer l’ambiance sonore d’un opéra contemporain évoquant la monstruosité vue de l’intérieur, et en tant que reflet d’une société voyeuriste. Complexe, tordu, casse-gueule et fascinant, il n’en fallait pas plus au (désormais) quatuor. Ainsi, ce nouvel opus n’est pas un vrai album au sens où on l’entend.

Bande-son chimérique d’un univers inquiétant, fête foraine lugubre, Elephant People est un disque sombre parfois, déroutant souvent, lumineux et bigarré la plupart du temps, et surtout inépuisable. Christian Quermalet, en musicien/producteur hors pair, a su saisir tout le côté touchant d’une population forcément marginale, et le mettre en avant en optant pour la retenue, lui offrant une musique pop de facture classique. Il eût en effet été facile de s’orienter vers des sonorités lynchéennes, noircissant un peu plus le tableau, en appuyant sur l’aspect inhumain de cette exhibition pas vraiment volontaire ni totalement contrainte. Et c’est la grande force du disque, offrir une musique écoutable par tous, à laquelle chacun peut s’identifier, mais qui dit des choses horribles, évoque des ressentiments insupportables, ou au contraire sème un doute profond sur ce qu’est la vraie normalité. Car les personnages dont les histoires sont contées ici ont tous existé ou existent encore (la femme à barbe Clémentine Delait, l’homme-chien Fedor Jeftichew, Jacques Libbera, l’homme qui portait son jumeau mort, Jean, greffé sur son thorax, ou encore Delphine Censier, cette jeune tétraplégique qui posa pour des photos dénudées il y a quelques années…) ; un Freaks (chef-d’oeuvre de Ted Browning en 1932, qui voyait de vrais monstres côtoyer de vrais acteurs) universaliste et musical.

Commençant, comme tout Monsieur Loyal qui se respecte, par l’annonce du programme sur “Spiel”, Quermalet cède aussitôt sa place au premier d’entre tous, le plus connu, le plus touchant et horrifiant à la fois, John Carrey Merrick alias Elephant Man qui, avant d’être le personnage central d’un film splendide de David Lynch, justement, fut un être de chair, de sang et d’excroissances. Et la bien nommée “Merrick’s Meditations”, sur un tapis electro digne du meilleur Daft Punk circa 1997, donne à entendre un homme (oui, un homme) raconter le spectacle hallucinant de la foule, avide et malsaine, se repaître de ce tableau à la limite du soutenable, et haranguer sournoisement ce troupeau en lui rappelant cette maxime définitive, «I am the conclusion ».

Ainsi, bien plus qu’un illustré de tératologie, Elephant People laisse la parole à ces célébrités malgré elles. Et l’illustration electro-pop ciselée par The Married Monk confère une étrange légèreté en regard des thèmes abordés. La science de l’arrangement microdosé dont est doté Quermalet procure à ses complices Etienne Jaumet (saxophone), Philippe Lebruman (basse) et le petit nouveau Nicolas Courret (batteur très couru, croisé notamment chez Bed et Headphone) un terrain d’actions propice à l’amusement, la cajolerie, la mélancolie et l’allégresse la plus débridée. Et il en faut peu à de tels musiciens pour livrer leurs compétences qui dépassent le simple talent du premier bon musicien venu. Ces hommes, qui vivent la musique, la transpirent, ont su rester en retrait sur la photo pour élaborer un arrière-plan puissant, haut en couleurs et d’une densité rare. Libre au chanteur de poser sa voix reconnaissable entre toutes, chaude et rocailleuse, parfaitement ajustée, lasse et lancinante, ou alors délurée et espiègle (le contraire de cynique) quand il le faut – “Hail 2 The Hound Man”. Même l’inoxydable “Pretty Lads” est revisitée dans une version slow proprement sidérante, ce titre massif et taillé pour la drague se révèle ici une ballade aérienne et synthétique belle à pleurer.

Le sommet d’Elephant People est atteint lorsque Vincent McDoom, le transgenre qui fit le bonheur de la télé-réalité la plus glauque, prend le micro sur “Double Doom”. Il y passe une émotion crue, qui doit sa beauté autant au texte fort et troublant qu’à la voix sensible et fière du chanteur occasionnel. Ainsi, tout ce que le franco-brésilien a échoué à transmettre en quelques années de prime time dégueulasse, il le dit avec une sincérité désarmante et terriblement touchante sur une ballade inquiétante et classieuse. Et tout ce qu’on sait, c’est qu’on ne saura rien. Superbe.

Voilà comment transformer une simple commande en grand disque pop, profond et sinueux. Et The Married Monk confirme une fois encore qu’il est l’un des meilleurs groupes français anglophones, si ce n’est le meilleur, loin devant nos produits largement exportés, tribu versaillaise comprise. Et Elephant People, ça a une autre gueule qu’un accessit vaguement érotique à l’Eurovision.

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